littérature belge

CRITIQUE OU RECENSEUR ?

Critique

Je l'avoue sans honte, j'ai été étonnée (et un peu attristée, sinon déçue) que mon dernier opus, L'ALPHABET DU DESTIN (éditions Quadrature, décembre 2021) ait été LE PREMIER (et donc le seul à ce jour) des quelque 21 ouvrages de mon cru à n'avoir fait l'objet d'aucun commentaire dans l'un de nos journaux nationaux, fût-ce d'une seule ligne annonçant sa sortie. D'autant que, j'ose le rappeler sans modestie, il m'est naguère arrivé maintes fois d'avoir droit à une pleine page (dans La Dernière Heure), à une double page (dans Paris-Match, mais il est vrai que c'était pour un roman publié à Paris…), à un article de plusieurs colonnes (La Libre). Notamment… Celui-ci pourtant n'est pas plus mauvais (ou moins bon) que les deux dizaines qui l'ont précédé. Il n'a pas été publié à compte d'auteur ni via l'un de ces sites qui, d'un simple clic…, mais chez un véritable éditeur, et non des moindres. Bizarre, pas vrai ?Signet ok

​​​​​​J'ai donc pris le risque d'interroger par message interposé l'un de nos critiques attitrés. Avait-il bien reçu l'ouvrage ? Si tel n'était pas le cas, je pouvais le lui faire envoyer illico. Le souhaitait-il ? J'ai joint à cette proposition un texte de quelques lignes présentant ledit recueil de nouvelles, histoire de l'allécher… peut-être.

Fallacieuse illusion. Fiasco complet. Gifle virtuelle qui est bien le reflet du mépris dans lequel on tient, dans notre beau pays (et ailleurs, sans doute) les tristes plumitifs qui passent des mois, des années parfois, à peaufiner un roman ou un recueil, et cela même s'ils ont été déjà encensés par la critique, primés par le Parlement de la Communauté française et même finalistes au Prix Rossel.1996 prix ccf

Réponse — qui bien sûr m'a atterrée — et que je ne résiste pas au plaisir de vous citer ici : « C'est malheureusement trop ancien pour se glisser encore dans une actualité qui déborde de partout », réponse précédée d'une sibylline et incompréhensible explication selon laquelle « les recensions, qu'elles soient de moi ou d'autres, s'attachent rarement à une œuvre complète, au fur et à mesure des parutions. » Sans doute suis-je stupide ou frappée d'Alzheimer, mais je dois reconnaître que je n'ai pas bien saisi le sens de ce propos. Signifie-t-il que les critiques ne « recensent » que des ébauches, des extraits, des synopsis peut-être ? Qu'une œuvre complète n'a aucune chance de se voir « recensée » ? Que le mot « critique » a changé de sens pour prendre celui de « recenseur » ?

Oui, je sais, je ne m'appelle ni Amélie, ni Guillaume (Musso), ni Marc (Lévy), et moins encore Jean Teulé (ouf, ça c'est plutôt une bonne nouvelle). Je ne suis pas non plus « un espoir de la littérature », vu mon âge apparemment trop canonique pour intéresser les « recenseurs » qui oublient d'être des critiques, et vu aussi le nombre d'ouvrages portant déjà ma signature. Quelques-uns de mes éditeurs « historiques », des Éperonniers à Luce Wilquin en passant par Régine Deforges, ont fermé boutique et mis la clef sous le paillasson, et les survivants sans doute n'ont pas la notoriété ou l'aura nécessaires pour mériter la moindre « recension » d'un opus paru au mauvais moment, ou dans un contexte difficile, ou dont le titre n'est pas suffisamment accrocheur, ou…

Ou bien ce silence est dû au fait que, je le sais pour l'avoir entendu de mes (très) propres oreilles de la bouche d'un autre « éminent » recenseur, nos pages culturelles belges se doivent de parler d'abord et surtout de ce qui se publie ailleurs. En France pour commencer, tant il est vrai qu'il « n'est bon bec que de Paris » comme l'écrivait déjà Villon avant de se faire assassiner par Jean Teulé, puis aux States, au Japon, en Grande-Bretagne… Bref, n'importe où sauf chez nous. Le même grand manitou de pages prétendument culturelles ajoutait sans vergogne que, d'ailleurs, il fallait impérativement que nos critiques commentent prioritairement les œuvres déjà évoquées en France.

Pour le cas où vous n'auriez pas tout compris, je résume. Pour être critique (pardon « recenseur ») dans un journal belge, il n'est pas utile d'ouvrir les ouvrages Nain livreà évaluer ou citer. Vous pouvez les revendre au Pêle-mêle ou chez Évasions, ce qui permettra à l'auteur de les y retrouver, agrémentés de la dédicace personnalisée, le lendemain de l'envoi. Je sais de quoi je parle, croyez-moi, pour l'avoir vécu.

Contentez-vous de vous abonner au Figaro (littéraire) au Monde (des livres), à Lire et à quelques autres quotidiens ou hebdomadaires culturels bien français, parcourez leurs colonnes, calculez le nombre global de lignes consacrées à tel ou tel roman, essai, recueil, et lancez-vous à l'assaut du livre le mieux pourvu, de préférence en répétant sous une nouvelle forme les propos de vos confères hexagonaux.

Ainsi les locomotives prétendument littéraires continueront-elles de foncer à travers plaines et vallons de notre plat pays sans jamais rencontrer aucun obstacle ni aucune concurrence, y répandant leur fumée souvent nauséabonde, avec de longs sifflements trouant la nuit paisible des cités endormies, cependant que les bons et moins bons auteurs de chez nous, les grands et les tout petits, les vieux croutons et les débutants, les invisibles, les tâcherons, les naïfs, les rêveurs, les découragés, continueront de se noyer dans l'anonymat sans que personne, jamais, ne songe à les lire et moins encore à acheter leurs œuvres. Car comment et pourquoi, je vous le demande, l'amateur de livres ouvrirait-il un roman dont personne n'a parlé, publié par un auteur qui ne passe ni chez Ruquier ni chez Anouna, qui n'a même pas (surtout pas) été « recensé » par nos journaux nationaux et, par conséquent, que personne ne connaît… Tant il est vrai que c'est en s'appuyant sur la critique que le lecteur potentiel se forge une première opinion, qu'il ressent — ou non — l'envie de découvrir le livre, le film, le spectacle dont il a appris l'existence et peut-être l'intérêt dans les pages de son journal favori.

Vous voulez être lus, amis écrivains (et je ne parle pas ici de votre éventuel talent) ? La recette est simple : faites en sorte que NOS critiques-recenseurs et aussi, et surtout, ceux de Paris, parlent de vous. Comment ? En tentant de vous faire éditer, justement, à Paris, ce à quoi vous arriverez sans doute si vous évoquez dans votre œuvre les violences que vous avez subies de la part de Johny Depp, de votre grand-père ou de votre curé, ou si vous étalez vos expériences et vos goûts sexuels hors normes, ou encore si vous avez connu personnellement quelque tueur en série monstrueux, quelque vedette déchue et de préférence morte et enterrée et donc incapable de rectifier vos élucubrations, quelque politicien plus ou moins illustre, quelque people faisant régulièrement la une de Voici. Vous pouvez aussi fréquenter de très près PPDA, Dominique Strauss Kahn ou ceux qui aujourd'hui les ont remplacés sur les marches glissantes et souvent nauséabondes des escaliers tortueux qui mènent au pouvoir médiatique. Il vous est loisible également de relater en détail vos traumatismes, surtout s'ils sont liés à l'un ou l'autre attentat barbare, aux violences conjugales ou aux viols que vous avez subis, voire aux meurtres que vous-même avez commis.

Il est possible aussi, bien sûr, que vous comptiez sur votre seul talent pour séduire Gallimard ou Grasset, mais je ne vous le cache pas : ce sera plus difficile. Pour rappel, comme le savent mes anciens étudiants en sociologie de la littérature, sur 6.000 à 7.000 textes reçus annuellement, Gallimard en publie 6 ou 7, ce qui représente un pourcentage de un pour mille. Cela laisse peu de chances au petit auteur belge qui n'entre dans aucune des catégories évoquPicasso deux filles lisantées plus haut.

Bref, débrouillez-vous pour être publié dans l'Hexagone (ou au Japon, aux States, en Papouasie, sur la planète Mars, mais surtout pas en Belgique), puis faites la cour aux animateurs de télé, aux rédac-chefs des quotidiens, aux grands noms de la critique (toujours hexagonale). Graissez quelques pattes si nécessaire, faites jouer vos relations, brûlez des cierges à saint Rita, patronne des causes désespérées, rendez-vous en pèlerinage à Lourdes ou à la Mecque, et attendez en croisant les doigts.

Si vous décrochez ce que chez nous, en Belgique donc, on appelle « la floche », vous aurez peut-être la chance que le Monde ou Le Figaro parlent de votre œuvre. Aussitôt, inévitablement, nos journaux belgo-belges s'apercevront de votre existence et penseront à vous « recenser ». De coup, vous aurez, peut-être, un tout petit peu de visibilité et — on peut toujours rêver — un relatif succès.

Quoi qu'il en soit, ne vous fatiguez pas à peaufiner votre style ou à tenter d'améliorer votre éventuel talent. Car le talent, ici, n'a rien à voir.