Emotion
DANS LE SILENCE, LE DÉDAIN, L'OUBLI… : L'ÉCRIVAIN QUI N'EXISTE PAS
- Par Liliane Schraûwen
- Le 20/02/2022
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Amère, moi ? Allons, quelle idée !
Mais quand même…
Une vingtaine d'ouvrages publiés, dont l'un fut en son temps finaliste au Rossel et un autre couronné du Prix de la Communauté française de Belgique. Des mois sinon des années à écrire et peaufiner un roman ou un recueil de nouvelles, puis la recherche (et parfois le mépris) des éditeurs (surtout du côté français). Sans même parler de l'un d'entre eux, un "de là-bas" qui, estimant sans doute que l'honneur d'être éditée en France doit suffire à mon bonheur, "oublie" de me communiquer le décompte des ventes et, dans la foulée, de me payer les droits d'auteur selon le contrat établi, avant de se fâcher de mon insistance par courriels… peu amènes. Et quand d'autres encore arrêtent leurs activités ou disparaissent, avec pour conséquence que les ouvrages publiés chez eux n'existent plus, sinon à quelques exemplaires sauvés du pilon, chez l'auteur lui-même. Sauvés du pilon car rachetés par le pauvre auteur, en petit nombre hélas, car l'épithète "pauvre" est à prendre en cette occurrence au sens propre.
Continuer, malgré tout. Être fière et heureuse du petit dernier qui, ma foi, n'est pas trop mal (en toute subjectivité). Les retours de lecteurs et parfois de confrères sont d'ailleurs positifs, et font chaud au cœur en ces temps de froidure. Mais pas un mot dans les pages d'aucun média. Et j'ai une pensée compatissante pour mon éditeur qui s'obstine à diffuser des services de presse dont certains, quelquefois, finissent chez les bouquinistes de la rue du Midi ou au Pêle-Mêle. Et je sais de quoi je parle : il m'est arrivé de racheter là, 3 jours après sa sortie, l'un ou l'autre de mes livres dûment dédicacé à un plumitif que, par charité, je ne nommerai pas ici. Un livre publié en son temps chez Luce Wilquin, qui demandait à ses auteurs de signer leurs services de presse.
Et le temps passe, et la presse dite culturelle de notre sympathique pays fait la part belle aux auteurs qui figurent aussi et d'abord dans les pages du Monde des livres et autres Figaro Littéraire : Mathias Malzieu ou Foenkinos aujourd'hui et, quelquefois, la Belge Amélie Nothomb parce qu'on ne peut pas y échapper. Bref : des écrivains français (ce qui n'enlève rien à leur talent…), américains, japonais parfois, africains… et belges, de temps à autre, pourvu qu'ils soient publiés à Paris et "notoires". Parce que, comme me l'a un jour dit l'un de ces critiques, "il faut parler de ce dont parlent les médias français" (sic). Sans compter les recensement et commentaires des rééditions de grands disparus tels Buzzati ou Primo Lévi, ou d'ouvrages parlant du cancer, du viol, de la pédophilie, de l'inceste, du cannibalisme, de l'internement, du suicide et semblables réjouissances.
Et moi, le "petit" auteur pourtant quelquefois honoré de prix et d'une relative reconnaissance, avec d'autres compagnons de route sinon de misère, je me morfonds dans l'espoir toujours déçu de lire dans les journaux de chez nous ne fût-ce que quelques lignes ou quelques mots consacrés à ce petit dernier, cet Alphabet du Destin (éditions Quadrature) vieux de deux mois déjà qui, selon toute apparence, n'intéresse aucun de ceux qui font la pluie et le beau temps dans notre landerneau culturel. Il fut un temps, pourtant, où La Libre, Le soir, La DH et même Paris Match me consacraient de pleines pages ou à tout le moins des articles aussi flatteurs que (relativement) longs, illustrés même de photos… Mais c'était au temps où Paris m'avait fait l'insigne honneur de m'éditer (merci encore à feu Régine Deforges qui avait aimé et choisi La mer éclatée), un temps où je me trouvais parmi les finalistes du Rossel, où j'obtenais le Prix de la Communauté française de Belgique pour La Fenêtre (aujourd'hui réédité chez MEO éditions). C'était au temps où Jacques De Decker m'avait contactée et encouragée, lorsque Le Soir avait publié dans ses colonnes un texte qu'il avait aimé. Il s'agissait de la nouvelle "La maison d'en face", reprise plus tard dans le recueil Instants de femmes (éditions Luce Wilquin). Un recueil qui n'existe plus, pas plus que les trois autres ouvrages de mon cru publiés chez cette éditrice qui a cessé ses activités sans céder son fonds à un éventuel repreneur, condamnant ainsi à une mort certaine tous les livres qu'elle avait aidé à naître. C'était au temps où sans doute j'étais "un auteur prometteur" et non "un auteur vieillissant". Je ne serai ni prix Nobel (évidemment), ni prix Goncourt, ni même prix Rossel ou prix des scribouillards de mon quartier. Trop tard, sans doute.
C'était au temps aussi où j'étais jeune. Je ne le suis plus, et un jour viendra où, tout simplement, je ne serai plus ni jeune ni vieille. Je ne serai plus, voilà tout… Et je précise au passage qu'une éventuelle reconnaissance posthume n'a pas grand intérêt à mes yeux.
Que l'on me comprenne bien. Je ne recherche ni la gloire ni le Jackpot. L'on n'est pas obligé non plus d'aimer ce que j'écris. Je ne suis qu'un parmi des centaines d'auteurs de chez nous, un parmi des centaines qui, presque tous, attendent en vain le tout petit entrefilet qui, peut-être, attirera l'œil d'un lecteur potentiel. Oui, je sais, nos éventuels droits d'auteur sont bien loin de ceux d'Amélie, de Marc (Lévy), de Guillaume (Musso) et consorts. Mais se rappeler que Baudelaire et Verlaine, pour ne citer que ces deux-là, sont morts dans la misère, cela ne nous console guère. Cela ne consolera pas non plus les éditeurs (belges…) qui ont cru en nous, et investi sur nos créations, sans grand espoir de retour financier.
Des mois sinon des années à écrire et peaufiner un roman ou un recueil de nouvelles. Et le silence — pour ne pas dire "le dédain" — des médias. Rien. Pas une ligne, pas un mot. Vous me direz que l'on n'écrit pas pour faire la une des quotidiens, ni pour être encensé ou seulement mentionné par la critique. Certes. Mais on écrit pour être lu. Et qui, dites-moi, aurait l'idée de lire et donc d'acheter, voire de commander, un livre dont il ignore l'existence ? Car nos amis critiques sont aussi des agents de publicité, qu'ils le veuillent ou non. Ou plutôt de contre-publicité quand leur silence tenace et méprisant voue nos œuvres à l'agonie lente et, disons-le, parfois désespérée.
Alors amère, moi ? Finalement, oui. Et dégoûtée. Révoltée. Choquée. Affligée.
Mais voilà que me vient une idée… À l'instar du personnage de ma nouvelle "La critique est aisée, et l'art est difficile" (dans le recueil À deux pas de chez vous, éditions Zellige : un autre ouvrage mort et enterré, parce que son éditeur…), je pourrais assassiner l'un de ces critiques qui, avec Villon, professent qu'il n'est bon bec que de Paris. Ainsi serait-il silencieux à jamais, pour de bonnes raisons cette fois.
LARMES BLEUES SUR PAPIER BLANC
- Par Liliane Schraûwen
- Le 07/03/2020
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LARMES BLEUES SUR PAPIER BLANC (Liliane SCHRAÛWEN / Texte publié dans la revue littéraire "Marginales" – été 2000 (« Impressions d’Afrique »).
Un lac, vaste et profond comme la mer. Un grand lac qui respire sous le soleil et l’on entend son souffle jour et nuit, comme celui d’un fauve assoupi. Je le vois de mes fenêtres. D’ailleurs, on le voit de partout, de chacune de ces maisons blanches construites sur les collines. Il remplit mes yeux, mes rêves et mes peurs, il me remplit l’âme. Vaste et profond comme la mer... Non, mieux qu’une mer, plus bleu, plus sauvage parfois, plus lisse par temps de saison sèche, immobile et pur, presque blanc sous le soleil. Peuplé de choses sombres et terribles, crocodiles que l’on voit avancer en bancs, juste quelques lignes grises sur l’eau calme, pas très loin du rivage, qui emportent un enfant quelquefois ou un chien imprudent. Microbes invisibles qui traversent la peau et s’installent au plus chaud du ventre, y creusent d’imperceptibles galeries, et l’enfant devenu homme souvent finit par en mourir, brûlé sans le savoir par ce bonheur animal et fou du soleil, de l’eau et du vent, qui l’a rempli longtemps avant.
Moi, je ne pouvais pas me baigner. Mes parents savaient que c’était dangereux. Ils savaient tout, en ce temps-là. Je ne mourrai pas de la bilharziose. Dommage. De mon enfance lointaine, j’aurais aimé avoir ramené ce germe de mort comme un cadeau précieux, comme un souvenir qui grandit jusqu’à tout dévorer. Mourir de l’Afrique tant aimée comme on meurt d’amour, comme on meurt d’une femme enfuie, d’un enfant perdu. Mourir brûlée au sang, une flèche de soleil fichée en plein cœur, tout enivrée de la vie obscure et mystérieuse de mon lac lumineux. J’aurais aimé cela. Ou bien mourir là-bas, en même temps que l’enfance, d’une morsure de serpent verte et brutale, ou d’un coup de feu, dans un grand éclatement de sang rouge comme la terre. Ou dans l’éclair blanc d’une large lame de fer, foudroyante et définitive.
Le lac… Souvent, l’après-midi, nous y allions vers les 4 heures, quand le plus lourd de la chaleur était passé. Les mamans étalaient des couvertures sur le sable, les enfants jouaient, se poursuivaient en criant, s’éloignaient vers quelque pirogue échouée qui attendait la nuit. La plage brillait, blanche et infinie. Le sable était fin, tellement fin que jamais je n’en ai revu de pareil. Il était tiède sous les pieds nus, il glissait entre les doigts, comme de l’eau, scintillait d’imperceptibles particules de mica, recelait des coquillages tout petits, tourelles dentelées, coquilles de nacre rose, choses infimes qui étincelaient dans le creux de la main, sculptées par l’eau, le vent, la poussière et la chaleur.
Je creusais le sable, construisais des volcans hauts comme des taupinières, avec un tunnel au milieu, et une cheminée. Je ramassais des herbes sèches, les enfouissais dans le ventre de ma montagne, puis j’y mettais le feu. Flammes et fumée s’échappaient par le sommet.
Je marchais le long des vagues, loin, de plus en plus loin, vers le village des pêcheurs que je n’atteindrais jamais, là où les hommes noirs et leurs familles vivaient au bord de l’eau qui les nourrissait. Je courais dans le vent, avec toute la chaleur de l’Afrique qui coulait sur ma peau claire, avec tout le bleu et le blanc du ciel, de l’eau, du sable, qui m’entraient dans l’âme pour toujours.
L’étendue liquide réverbérait la lumière. Il y avait les vagues, puis le sable, puis des herbes sèches, puis des plantes rampantes, sortes de lianes épaisses aux larges feuilles d’un vert jaunâtre roussi par la sécheresse. Sur la plage, de temps à autre, de gros poissons crevés sentaient mauvais et attiraient les mouches, et mon chien y plongeait avec délice sa truffe noire. Des lézards aux reflets métalliques dormaient immobiles au soleil, dorés, bleutés ou vert-émeraude, bijoux vivants aux petits yeux d’or. On rencontrait parfois de gros serpents occupés à digérer quelque crapaud imprudent.
On disait « le lac », sans le nommer. Longtemps, j’ai cru qu’il n’y en avait qu’un sur terre, le mien. Après, à l’école, j’ai vu toutes ces taches bleues sur la mappemonde. J’ai été un peu déçue. Puis j’ai su que mon lac était presque le plus grand du monde. J’ai été remplie de fierté, comme s’il faisait partie de moi, et moi de lui. Fière comme on peut l’être d’un pays, d’une patrie, d’une ville où l’on est né par hasard mais d’où l’on est, de là et de nul autre lieu. J’étais du lac, moi, j’étais d’Afrique.
Il était le centre et l’âme du paysage, il était le paysage même. Il remplissait le silence de son incessante chanson liquide qui jamais ne s’arrête. Le matin, il se teintait de rose tendre et laiteux sur lequel glissaient les traits fins des pirogues qui revenaient de la pêche. Souvent, il paraissait totalement immobile, étale et lisse comme un miroir, et l’on voyait parfois, par temps très clair, la rive d’en face, bleutée, irréelle et ténue tel un mirage fragile posé sur les eaux.
Pendant la saison des pluies, il pouvait se gonfler de tempêtes écumantes et terribles. On l’entendait mugir et hurler sa colère sous la pluie et le vent. Quelquefois une trombe liquide sortait de lui en tournoyant, comme une bête monstrueusement étirée entre ciel et eau, et elle voyageait, vite, toute en courbes élargies et en spirale vivante. Des bateaux disparaissaient, happés par la chose terrible. La pluie tombait, serrée, violente, en larges gouttes tièdes et brutales, elle fouettait les vitres derrière lesquelles je regardais, de tous mes yeux, le prodigieux spectacle.
Laissez-moi vous dire… Là-bas, c’était chez moi. Ma maison, mon pays. Mon foyer perdu. Ma patrie lointaine.
C’était loin, très loin d’ici. Loin dans l’espace et dans le temps, enfoui profond au fond de ma mémoire. Une petite ville blanche sous le soleil, au bord du lac immense.
La terre était rouge, odorante, et profonde la nuit.
Les maisons s’étageaient sur les collines, parmi les fleurs. On entendait le lac, toujours, nuit et jour, qu’il murmure ou qu’il gronde. On entendait le bruit du vent dans les feuillages des eucalyptus, en contrebas, près de la plage. Une forêt d’eucalyptus aux feuilles fines, presque argentées, arrondies comme des cimeterres, que l’on froissait entre les doigts pour le plaisir du parfum pénétrant qui poissait les mains et restait là, entêtant, jusqu’au soir. De grands arbres élancés et bruissants, avec des petits fruits dont les enfants détachaient un morceau jaune et pointu que nous appelions "le petit chapeau", et que nous nous collions sur le bout du nez.
Il y avait d’autres sons encore, les bruits des machines, à l’atelier et sur le port, qui montaient dans l’air chaud de l’après-midi. Les cris des oiseaux et, la nuit, la stridulation de millions d’insectes. Les frémissements mystérieux, sous les feuilles ou dans l’herbe roussie.
Il y avait l’avenue, au pied des collines, bordée de boutiques, avec des palmiers des deux côtés. Il y avait le grand flamboyant noueux entouré de larges pierres passées à la chaux, au milieu de l’avenue. Il y avait la piscine, tout en haut d’une colline, comme une récompense après la dure montée. L’église blanche, sur une autre colline, avec son clocher fin et droit percé de deux rangées de petites fenêtres et surmonté d’un cadran carré, puis d’un bulbe discret sous la croix pure. Il y avait l’école des sœurs, où j’ai appris à lire. L’hôpital avec son vaste jardin au milieu duquel un grand mûrier offrait ses trésors, non loin d’un canon rouillé qui datait d’une guerre lointaine, contre les Allemands disait-on, ou contre les esclavagistes. Autant d’édifices, autant de collines fleuries.
Il y avait la gare de briques rouges, le long du lac, et le port avec les bateaux qui s’en allaient vers Usumbura, vers Kigoma, vers l’inconnu. Il y avait le petit chemin ombragé qui menait à l’une ou l’autre des plages. Il y avait la brousse partout, qui enserrait la ville de ses arbres sonores d’oiseaux, et les serpents souvent entraient dans les maisons, la brousse avec les lions qui parfois attaquaient le bétail, dans les villages, et même les enfants. Alors le chasseur, celui qui avait servi de guide à un roi déchu, s’en allait pour plusieurs jours, avec ses pisteurs, et il abattait le fauve, et les enfants de l’école allaient admirer la dépouille terrible.
Et les fourmis noires ou rouges, en colonnes larges comme des ruisseaux qui serpentaient sur le sol sans dévier d’un centimètre, dévorant tout sur leur passage, plantes ou animaux. Les scolopendres annelées qui avançaient comme en dansant sur leurs milliers de minuscules pattes, et s’enroulaient sur elles-mêmes à la moindre alerte, petits disques brillants, rigides, et les enfants s’amusaient à les taquiner de la pointe d’une brindille, pour le plaisir de les voir ainsi changer de forme, et l’on disait que leur sillage sur la peau nue laissait une longue brûlure.
Il y avait d’autres collines, au loin, latérite rouge et fourrés plus ou moins épais, plus ou moins verts.
Il y avait les feux de brousse qui noircissaient la terre, puis venaient les pluies, et la vie revenait, plus drue, plus forte, plus verte.
Il y avait les femmes noires, leurs enfants attachés dans le dos, qui s’en allaient au marché ou revenaient des champs, droites et royales, avec d’incroyables échafaudages de paquets sur la tête ; et les marchands avec leurs longs paniers de raphia débordants de légumes et de fruits de toutes sortes ; et les gamins qui tentaient de nous vendre de gros citrons grenus cueillis dans notre jardin.
Et puis, il y avait les parfums. Parfums lourds et sucrés des frangipaniers laiteux, des lauriers roses et blancs, des mangues poisseuses. Odeurs du poisson séché, du maïs grillé sous la cendre. Parfum de terre africaine, âcre, pénétrant, sauvage. Et les couleurs… Bouquets formidables des flamboyants toujours rouges, des acacias jaunes, des bougainvilliers orangés ou violets ; arbustes fleuris d’un blanc tendre au cœur veiné d’or et de rouge. Les bosquets d’hibiscus aux larges corolles couleur de sang, et toutes ces touffes bleues, orangées, mauves, blanches, fleurs fragiles ou triomphantes aux noms inconnus. Sur les murs des maisons, les pluies d’or ruisselaient de lumière. Il y avait le vert brillant des larges feuilles de bananiers, celui du feuillage des gros manguiers, émeraude sombre et luisante, celui presque jaune des feuilles larges et découpées des papayers…
Il y avait les saveurs aussi. Saveurs ocre des mangues, des goyaves grumeleuses sous la dent, des papayes ; or juteux des ananas odorants, douce chair étoilée des petites bananes à l’épaisse pelure verte ou d’un brun tirant vers le pourpre.
Il y avait le marché indigène, fruits colorés, poissons de la nuit aux écailles irisées toutes brillantes encore d’eau, petits ndakalas séchés ; et les légumes secs, haricots rouges, brunâtres, blancs. Et les pagnes aux couleurs criardes, les ustensiles de vaisselle, les gros morceaux de savon de Marseille, dans leur emballage bleu et jaune, à même le sol ou sur des pièces de tissu multicolores. Il y avait ces bassins émaillés, blancs ou bleus, que les femmes utilisaient pour un tas d’activités étonnantes, cuisine, portage, lessive, bain des petits. Il y avait les animaux de la brousse que les noirs capturaient pour les vendre, et qui aurait pu résister à la petite mangouste sympathique, à la civette aux allures de chaton, au bébé chacal que l’on élèvera comme un chien et qui retournera à la vie sauvage, peu à peu, jusqu’à ne plus revenir ? Et le singe, et la douce antilope aux yeux de velours, et le perroquet gris qui imitait si bien les cris des enfants, les miaulements du chat, les aboiements du chien, et les voix de mon père, de ma mère…
Bien sûr, j’étais une enfant à la peau claire. Tellement claire, en vérité, que le soleil l’a mouchetée de petites taches qui, avec les années, s’élargissent irrémédiablement. Bien sûr, je ne me posais pas de questions. Quel enfant s’en pose, dites-moi ?
Bien sûr, il y avait l’hôpital des blancs et l’hôpital des noirs – même si c’étaient les mêmes médecins qui officiaient des deux côtés. Il y avait l’école des blancs et celle des noirs, les magasins des blancs et les magasins des noirs, et l’on n’y trouvait pas les mêmes marchandises. Objets importés d’Europe d’un côté, livres, vêtements, produits d’entretien, vivres, et de l’autre pagnes, bicyclettes, ustensiles de cuisine, et toujours ces fameux bassins. Il y avait même l’église des blancs – cependant fréquentées par quelques noirs -, et celle de la mission – cependant fréquentée par quelques blancs. Aucune interdiction dans ces clivages, une coutume plutôt. Les choses étaient ainsi, voilà tout.
Bien sûr, toutes les familles blanches se payaient les services d’un boy qui aidait au ménage et à la cuisine, à la lessive, et qui parfois servait à table.
Inadmissible, me direz-vous, et comme on comprend Lumumba et son discours vindicatif…
Inadmissible, vraiment ? Rappelez-vous, c’était le temps des colonies. L’Inde venait à peine de quitter l’Empire, la quasi-totalité de l’Afrique du Nord était française, le reste était anglais ou portugais. La guerre d’Indochine et la guerre de Corée faisaient la une des journaux, en attendant celles qui ravageraient l’Algérie et le Vietnam.
Souvenez-vous. C’était le temps où, en Europe, la silicose rongeait les poumons de mineurs venus du Sud, et personne ne s’en offusquait. C’était 10 ans, 20 ans à peine après que l’un des peuples les plus civilisés de la terre avait joyeusement immolé 6 millions d’individus sur l’autel de la supériorité aryenne.
Rappelez-vous… On publiait à grands frais des hebdomadaires illustrés qui se définissaient sans vergogne comme "journal mensuel de propagande coloniale". Et qu’on ne vienne pas me parler des mains coupées par les sbires de Léopold II, ni de la "chicotte" qui a tant fait souffrir paraît-il le cher Lumumba. Léopold II, pour moi, n’était qu’un nom dans mon livre d’histoire. Je n’ai jamais vu d’Africain aux mains coupées, je n’ai jamais entendu parler de la chicotte, sinon pour en être menacée si je n’étais pas sage. C’est ainsi qu’on élevait les enfants, en ce temps-là, à la chicotte ou au martinet, selon la latitude.
Le colonialisme est un système économique et politique indéfendable… aujourd’hui. Mais, en ce temps-là, pour ce que j’en sais, personne en Europe ou en Amérique ne le jugeait indéfendable.
Ne me demandez pas de mépriser mon père pour avoir fait confiance à ce qu’imprimaient ces journaux de propagande coloniale, pour avoir rêvé d’une vie d’aventure plus belle que celle qui l’attendait sous le ciel gris de la métropole, ni pour avoir cru ce qu’on lui avait enseigné dans les cours qu’il a dû suivre avant de partir pour la colonie. Ne me demandez pas de renier l’enfant que j’étais, et le bonheur animal et primitif que j’ai connu dans ce pays de soleil et de lumière.
Je me souviens du boy Michel, que j’observais des heures durant des heures pendant qu’il repassait draps et serviettes avec des chuintements de vapeur sous la semelle du fer rempli de charbon. Je me souviens du citron piqué de pili-pili qu’il mangeait avec un plaisir évident. Je me souviens de mes bavardages, des questions que je lui posais, de mon étonnement devant ce qu’il me racontait de sa vie, de sa manière de penser. Je me souviens de son petit garçon, qui s’appelait Michel lui aussi, avec qui je jouais école, et j’étais toujours l’institutrice.
Je me souviens aussi de ce mois d’octobre 1960, quand je me suis trouvée enfermée dans un grand pensionnat de briques, au cœur d’une ville de grisaille et de pluie que je ne connaissais pas, et des propos haineux de mes compagnes : "Les nègres vont tuer tous les blancs, et ce sera bien fait". Les mêmes compagnes qui, deux ans auparavant, lors de l’un des congés qui nous ramenaient en Belgique, me demandaient si les sauvages parmi lesquels je vivais n’étaient pas dangereux, s’ils se promenaient tout nus, s’ils se cachaient dans les arbres comme des singes, s’ils étaient encore cannibales et, surtout, s’ils sentaient mauvais…
L’oreille collée au transistor, sous les couvertures, j’entendais ce qui se passait là-bas, chez moi, où était restée ma famille. Je ne comprenais pas. C’est vrai qu’on tuait des blancs, et aussi des noirs. Des armées étrangères faisaient la guerre. Je pleurais, j’avais peur, je ne voyais pas pourquoi ce serait bien fait, si mes parents mouraient.
Je me souviens de toi, Chantal, du cri qui est sorti de toi lorsqu’on t’a annoncé la mort de ton père, tué en terre africaine par un soldat de l’ONU.
Que serais-je devenue si les choses avaient été autres, si j’étais restée là-bas ? Sans doute l’adolescence aurait fait son travail, j’aurais réfléchi, changé, je me serais posé des questions. Sans doute… mais ce n’est pas certain. Car combien de générations, dites-moi, ont vécu avec la certitude d’appartenir à une "race" supérieure aux autres, sans jamais mettre en doute ce qu’enseignaient livres et dictionnaires ? Et combien d’autres, au fil des siècles et jusqu’au cœur du nôtre, pour admettre sans sourciller que des hommes en réduisent d’autres au rang de bétail que l’on achète et que l’on vend ? Rappelez-vous : « c’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe »…
Je sais bien que c’est la mode, aujourd’hui, de jeter l’anathème sur ceux qu’on appelle les colons. Les colons, là-bas, c’étaient les gros fermiers, les planteurs. Pas les gens qui travaillaient pour l’administration ou les chemins de fer, pas les employés, pas les ouvriers. Mais qu’importe, puisque dans tous les cas, ils exploitaient les indigènes, les méprisaient, les insultaient, les frappaient ?
Eh bien, non. Ce n’est pas vrai, tout ça, ce n’est pas comme ça que nous vivions. Ce n’est pas comme ça que les choses se passaient. Même si certains, sans doute, ont pu agir de la sorte, en brousse peut-être, loin de tout contrôle. Les hommes sont ainsi, blancs ou noirs, Allemands en terre polonaise ou Juifs de Palestine, G.I.’s dans la jungle vietnamienne, Serbes ou Croates, Hutus ou Tutsis… Les hommes sont ainsi, pourvu seulement qu’on leur en donne l’occasion. Pourquoi l’un ou l’autre Belge d’Afrique aurait-il fait exception ?
On nous parle aujourd’hui de violences, de sévices. Tel était, paraît-il, le quotidien des colonisés. Injures, coups, tortures, mutilations… Je n’ai pas souvenir d’en avoir connu. Le système était injuste dans son principe, certes, comme étaient injustes le sort des ouvriers, dans les usines de chez vous, celui des mineurs, celui des noirs d’Amérique en ces temps où Martin Luther King ne rêvait pas encore. Mais je ne peux pas, je ne veux pas, assumer les erreurs et les abus d’une société tout entière, dont le fondement était l’inégalité. Je rejette ces clichés du pauvre noir et du méchant blanc, je me refuse à glorifier la violence et l’incitation au meurtre pour la simple raison qu’elles émanent des prétendues victimes du colonialisme triomphant.
Je veux crier au mensonge, oui, et tant pis si ma voix est seule à détoner dans un concert où le "politiquement correct" a plus de prix que la vérité. Tant pis s’il ne vous plaît pas, le propos de l’Africaine que je suis restée, envers et contre tout. Tant pis même si ce texte, finalement, reste ce qu’il est au moment où je le laisse couler de ma plume : quelques lignes sans écho, tristesse et regrets, révolte et colère, larmes bleues sur papier blanc… Un manuscrit, au fond d’un tiroir, rien de plus, qui ne dit pas ce qu’il faut dire.
Tant pis pour vous, tant pis pour moi, et tant pis pour cet univers de soleil et de feu qui m’habite à jamais et cependant meurt un peu plus chaque jour.
Mai 2000
Sémira il y a longtemps
- Par Liliane Schraûwen
- Le 06/11/2019
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Billet publié par Liliane Schraûwen dans La Libre Belgique (septembre1998)
Antigone encore une fois
Lundi 21 septembre 1998, ou peut-être déjà mardi 22, je ne sais pas trop.
Une soirée comme beaucoup d’autres. Télé d’abord, avec le troisième épisode du Comte de Monte-Cristo, puis travail, lecture, écriture… Je bâille, fatiguée et vaguement honteuse. Depuis quelque temps, je n’ai plus vraiment d’horaire. Il m’arrive de lire ou d’écrire jusque très tard dans la nuit. Il m’arrive aussi de zapper d’une chaîne à l’autre, même quand il n’y a rien de fameux. On ne sait jamais. Le Cercle de Minuit, parfois, réserve des surprises. Ou bien je tombe sur un vieux film qui m’enchante. La RTBF 2 depuis quelque temps diffuse un programme en boucle. La Nuit : c’est ce qui est écrit dans les magazines. On ne sait pas trop ce qui se cache derrière ce nom fourre-tout. Parfois, c’est intéressant.
Je ferais mieux de me coucher. Mais l’enseignement me boude, en cette rentrée scolaire. Pas d’horaire fixe, pas d’obligations… Je me laisse aller. Je me couche quand je veux, je me lève de même. Tant pis ou tant mieux.
Me voici donc sur La Nuit ertébéennne, celle qui sépare le 21 septembre du 22. On diffuse une ancienne émission que je n’ai pas vue. Il y est question des « centres d’hébergement » qui accueillent tous ces naïfs qui ont cru trouver chez nous une terre d’asile. Bien sûr, je suis au courant, comme tout le monde. Bien sûr, je suis révoltée à l’idée que des enfants se trouvent privés d’école, de jeux, d’avenir et de soins. Enfermés derrière des barreaux. Et aussi des adultes. Des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux. Tous prisonniers, tous coupables. D’avoir eu peur, d’avoir eu envie de protéger leur vie ou celle de leurs proches. D’avoir souhaité une autre existence peut-être, d’avoir cru que c’était mieux ailleurs.
Je laisse le téléviseur allumé pendant que je range sommairement le salon, que je prépare la table du petit déjeuner. Brusquement, une voix retient mon attention. Une voix de petite fille sage qui, en anglais, explique des choses incroyables. Elle parle d’un mariage auquel elle a voulu échapper. Ses parents ont voulu la livrer à un homme de 65 ans. Il a déjà d’autres femmes, explique-t-elle. Elle ajoute qu’il en a tué une. Elle a eu peur, elle a fui. Depuis des mois, elle est enfermée dans le trop fameux Centre 127 bis. Plusieurs fois déjà, on a tenté de la rapatrier. Elle sait ce qu’il faut faire pour éviter cela. Crier, se débattre, ameuter les passagers, dans l’avion. Jusqu’à ce qu’on renonce, et qu’on la ramène derrière ses barbelés. Elle dit non, de toutes ses forces. Non au mariage imposé, non aux forces de l’ordre – et de quel ordre s’agit-il donc ? –, non à l’injustice, à la violence, au silence. Non à l’inacceptable et aux lois des hommes. Non, tout simplement. Comme Antigone.
Puis il y a son visage, sur des images d’archives. Un visage rond et presque enfantin, un visage noir. Fugitivement, je me souviens de ce beau livre de Gérard Adam qui raconte l’histoire de Marco et de la petite réfugiée Ngalula. Je revois la frimousse sur la couverture, avec toutes ses petites tresses dans tous les sens..
Cette Ngalula-ci s’appelle Sémira. Une petite fille elle aussi, vingt ans à peine, faite pour rire, pour chanter, pour danser au soleil, pour aimer. Avec toute la vie devant elle. Une petite fille volontaire et têtue, courageuse et forte, qui sait que bientôt, ils essaieront encore. Et elle se révoltera de nouveau.
Mardi 22 septembre 1998
Le journal télévisé s’ouvre sur ta voix, sur ton visage. Tu avais raison, Sémira. Ils ont recommencé. Tu t’es débattue, tu as crié. De ta voix enfantine, tu as voulu couvrir celle de la raison d’État, celle de la force, celle de la brutalité. Ils se sont mis à plusieurs pour te faire taire. Ils y sont arrivés, finalement. Ce n’était pas difficile.
Pourtant tu ne partiras pas. Tu n’épouseras pas le vieux fiancé auquel on t’avait vendue. Ni aucun autre. Antigone est morte encore une fois.
Personne ici ne te pleurera vraiment, car personne sans doute ne te connaissait ni ne t’aimait, toi que tes parents mêmes n’ont pas voulu préserver. Tu vas devenir un symbole. Sûrement, tu aurais préféré vivre encore un peu, connaître l’amour, porter des enfants, vieillir. Mais comme c’est émouvant, une petite morte de vingt ans ! Toi que nul n’a voulu entendre, tu vas en faire du bruit, maintenant…
À deux pas de chez moi, l’indifférence et l’absurde
- Par Liliane Schraûwen
- Le 06/10/2019
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Le temps de l'Apocalypse
- Par Liliane Schraûwen
- Le 02/04/2016
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Jérôme Bosch (L'enfer, détail)
Voici qu'une terreur inconnue se répand sur la Terre, incontrôlable autant qu'incom-préhensible. Si j'étais moins agnostique, ou plus croyante, comme vous voulez, je serais tentée de penser que le temps de l'Apocalypse est en route.
Cette nouvelle forme de violence, d'obscurantisme, de sauvagerie et d'intolérance me paraît totalement inédite dans l'histoire des hommes. Car il ne s'agit pas ici de faire triompher un peuple, une nation, voire « une race », une communauté, une religion ; aujourd'hui, les terroristes frappent à l'aveugle, et leurs victimes appartiennent à toutes les communautés humaines. Quelques-uns se font même exploser dans des mosquées, s'attaquant ainsi à leurs propres coreligionnaires et aux symboles de leur foi. Ils s'en prennent à des enfants, forcément innocents de tout crime contre un quelconque dieu. Ils se revendiquent de soi-disant califats, armées, États ou groupes en tout genre : Daech, Al Qaïda, Boko-Haram… Cela se passe chez nous, à Bruxelles ou à Paris, mais aussi au Caire, à Lahore, New York, Ankara, Tunis, Bagdad, Istanbul, Mogadiscio ; cela se passe au Nigéria, en Libye, en Indonésie, au Gabon, au Cameroun, en Arabie Saoudite, au Tchad, au Mali, en Afghanistan, en Irak, au Yémen, en Côte d'Ivoire, en Inde, en Australie…
Il n'y a aucune raison, aucune logique à leur action, et l'on ne peut donc espérer éradiquer leur pensée – si tant est que l'on puisse ici utiliser ce terme – ou leur aberrante croyance en la nécessité de propager la mort et le désespoir. Qu'on les arrête, ou qu'ils disparaissent dans le néant où les accueilleront, paraît-il, je ne sais combien de vierges (désincarnées, j'imagine ?), il en surgit toujours davantage. La mort même ne leur fait pas peur. Au contraire, ils la recherchent et la souhaitent, dans l'espérance absurde de s'immoler pour un dieu qui les attend et les récompensera… Tous pourtant ne sont pas des gamins incultes, des anciens délinquants, des drogués, des imbéciles décervelés. On sait que certains sont intelligents, ont grandi dans une famille aimante et protectrice, ont fait de bonnes études, étaient appréciés de leurs profs… Comment et pourquoi basculent-ils dans l'horreur et le non-sens ? Qu'est-ce donc que ce dieu monstrueux qui demanderait à ses fidèles une telle barbarie ? Car il n'est même plus question ici de servir une cause, de libérer une population ou de lutter contre un régime, ni de châtier de prétendus mécréants, de punir de pseudo-blasphémateurs, de s'en prendre à ceux qui auraient le tort de boire de l'alcool ou d'écouter une musique « incorrecte », ce qui bien sûr resterait inadmissible mais du moins aurait un semblant de sens aux yeux de ces assassins. Non, il s'agit maintenant de massacrer un maximum de victimes, le plus sauvagement possible. Sans logique, sans discrimination, comme des fauves rendus fous qui tuent pour le plaisir de donner la mort, de sentir sur leurs lèvres le goût du sang. À quoi pensent-ils au moment d'actionner leur ceinture d'explosifs ou de tirer dans la foule, tout en sachant qu'ils seront eux-mêmes les premières victimes de leur acte imbécile ? Ont-ils une pensée pour leur mère ? Pour tel ou tel de leurs amis d'enfance ? Pour la première fille qu'ils ont embrassée ? Pour leur petite sœur, pour leur grand-père resté là-bas, sur la terre d'où sont venus leurs parents dans l'espoir de leur éviter la misère ? Pour la jeune fille, voilée ou non, qui peut-être a peuplé leurs rêves d'adolescence ? Se rappellent-ils la voix du vent dans les arbres, au printemps, la caresse du soleil, le chant des oiseaux ? Quels souvenirs d'enfance, quelle odeur de pain chaud, de crêpes ou de couscous fumant, quel parfum musqué de l'eau de toilette paternelle, leur reviennent en mémoire à l'ultime instant ? Quelle chanson, quelle mélodie ? Ont-ils un regret, à l'instant final, comprennent-ils en une brutale fulgurance que la vie peut être douce et que rien ne justifie qu'on la détruise ? Quelle terreur ou quel plaisir les remplit, quelle jouissance ou quelle angoisse ? Ont-ils peur, à la dernière seconde, ont-ils honte ? Mais c'est trop tard, et l'enfer déjà s'étend, les gens tombent, crient, saignent, meurent. Comment peut-on choisir la mort et la violence, la barbarie et l'horreur, quand on a vingt ans, trente ans, l'âge des rêves et des projets, l'âge où l'on prend femme, où l'on tient dans les bras son enfant premier-né ? Qu'ont-ils donc à vouloir tout détruire autour d'eux, famille, parents, amours, voisins, frères en humanité, inconnus insouciants et heureux de vivre, passants anonymes, alors même qu'ils se trouvent au moment où l'on construit sa vie, où pierre à pierre l'on se bâtit un avenir ?
Le sang et la douleur se répandent autour d'eux, avec la peur et parfois la haine. Et je m'interroge : les autres, les commanditaires, les chefs, que cherchent-ils ? Qu'espèrent-ils, ceux qui manipulent ces autoproclamés « martyrs » et les lancent à l'assaut non pas de « l'Occident » (ce serait trop simple) mais du monde en son entier, occidental ou moyen-oriental, du Nord ou du Sud, peuplé de fidèles de l'une ou l'autre des religions du livre ou de mécréants ? J'ai beau chercher, réfléchir, interroger l'Histoire, la philosophie, la psychologie et toutes sortes d'autres sciences humaines, j'ai beau sonder mon propre inconscient, mon âme peut-être, je ne comprends pas. Et j'ai peur. Non pour moi, mais pour ceux que j'aime et, dans la foulée, pour ceux que je ne connais pas, pour ceux que je ne peux donc aimer mais qui sont de ma race, celle des hommes. Je ne voudrais pas avoir vingt ans aujourd'hui, et devoir envisager ma survie dans un univers où la haine se propage telle la peste au Moyen-âge, sur une planète que tout menace et d'abord ses habitants eux-mêmes. Je n'aimerais pas avoir à prendre, aujourd'hui, la décision de donner ou non naissance à des enfants, les jetant dans un monde où à chaque pas, où que l'on soit et quoi que l'on fasse, on risque de rencontrer des formes de souffrance que je peine à imaginer. Je ne voudrais pas devoir envisager pour eux une existence de peur et d'angoisse, dans l'intolérance généralisée, dans le mépris de l'autre, avec la terreur de la mort qui rôde autour de nous, se cache partout, dissimulée parfois dans le sourire d'un collègue, d'un voisin, d'un homme qui marche à nos côtés dans la rue. Dali (Visage de la guerre)
Le monde a connu tant de guerres déjà. Tant de massacres, tant de génocides. L'horreur est humaine, et c'est peut-être même ce qui la définit. On aurait pu espérer qu'après Verdun, qu'après la Shoah, qu'après Hiroshima, qu'après le Rwanda, nous aurions compris. On aurait pu espérer que notre espèce aurait évolué dans la conscience au même rythme qu'elle a évolué dans la technologie. On aurait pu croire que les mots « humanisme », « civilisation », « tolérance », « respect de l'autre » et, pourquoi pas, « amour », auraient enfin acquis droit de cité dans le monde des hommes. Mais non. Pour de mauvaises raisons ou, comme aujourd'hui, sans raison, la sauvagerie et la barbarie n'en finissent pas de gagner.
Voulez-vous que je vous dise ? Quand tout cela sera terminé et que notre espèce, comme jadis celle des dinosaures ou celle des dodos, aura disparu de la surface de la Terre, remplacée par celle des fourmis, celle des rats ou celle des dauphins, eh bien… la perte ne sera pas grande.
Et de plus en plus souvent, je pense que cela ne devrait plus tarder.
C'est la faute à...
- Par Liliane Schraûwen
- Le 24/03/2016
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Enseignons donc Camus à ces futurs kamikazes. Sait-on jamais… Si l'un d'eux était capable d'entendre ?
Triste vendredi 13 ou La honte d'appartenir à la race humaine
- Par Liliane Schraûwen
- Le 18/11/2015
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La négation de l'humanité. Des bêtes sauvages. Pire, en réalité, car les animaux, même les plus féroces, ne tuent que pour se nourrir ou se protéger. Ceci n'a pas de nom.
Qu'est-ce donc que ces crapules malfaisantes, ces rebuts de la race humaine, ces abrutis dénués de la moindre étincelle de raison, qui s'attachent à ainsi massacrer leurs semblables, gratuitement, stupidement, connement ? Il faudrait créer pour eux des adjectifs et des adverbes qui n'existent dans aucune des langues parlées par les hommes, des mots nouveaux pour définir le degré d'abjection imbécile où ils descendent. Il me semble que c'est la première fois dans l'Histoire (du moins à ma connaissance) que l'on tue sans même feindre de s'appuyer sur une quelconque raison ni justification, même ignoble et absurde. Par le passé, on n'a pas cessé de tuer, massacrer, exterminer, éventrer, génocider, sous toutes sortes de prétextes, tant la barbarie est universelle et inventive. On a assassiné de prétendus adversaires, des soldats enrôlés dans une armée ennemie, des combattants d'une cause injuste, des envahisseurs, des bourreaux ; on l'a fait pour punir un crime réel ou imaginaire, on l'a fait parce que les cibles étaient censées appartenir à une « race », à un peuple honni, à une religion qui n'était pas la bonne, à une communauté, une caste, une classe sociale ; on a décimé les rois et les princes, les riches, les nobles, les curés et les bonnes sœurs en ces mêmes lieux où aujourd'hui… On a massacré des noirs parce qu'ils étaient noirs, des blancs parce qu'ils étaient blancs, des rouges parce qu'ils étaient rouges… On a trucidé des gens parce qu'ils étaient des dirigeants, des responsables politiques, des leaders... Bref, l'homme a toujours tenté de rationaliser sa bestialité, de lui donner une vague apparence de cohérence.
Aucun de ces meurtres, qu'ils fussent collectifs ou individuels, n'était bien sûr admissible. Mais du moins ceux qui les commettaient répondaient-ils à une certaine logique. Logique absurde et inepte, mais logique quand même. Les milliers de disparus du 11 septembre 2001, les centaines de milliers de morts du Rwanda, les millions de victimes du nazisme et tous les autres qui, tout au long de l'aventure humaine, ont été exterminés en masse, étaient visés pour d'inacceptables raisons, certes, mais d'une certaine manière ils étaient « ciblés », chosis, désignés. On mourait parce qu'on était juif, parce qu'on était arménien ou tutsi, parce qu'on appartenait à la race du « Grand Satan » américain, parce qu'on descendait de quelque ancienne et noble famille… Bref, on mourait sans raison, mais du moins les assassins faisaient-ils mine de justifier leurs atrocités et le choix de leurs victimes. Déjà, à ce stade, la barbarie a atteint des paroxysmes que l'on a peine à imaginer, et l'on en vient à avoir honte de faire partie de cette engeance, la plus nuisible de toutes, la plus malfaisante et la plus dangereuse, celle des hommes. L'on se dit que rien de pire ne pourrait arriver, jamais. Que certaines horreurs ne pourront pas être dépassées, ni même reproduites. De nouveaux génocides pourtant ont eu lieu, de nouveaux camps de torture et d'extermination se sont ouverts, des murs se sont édifiés, des enfants continuent d'être enrôlés dans d'improbables armées d'assassins, des femmes sont journellement kidnappées, violées, réduites au rang d'esclaves sexuelles. Tout continue, au nom de la race, de l'argent, d'une prétendue société idéale. Au nom de Dieu aussi, souvent.
Mais ceci… Un nouveau degré dans l'abjection a été franchi. Ce n'est pas le nombre des victimes qui me bouleverse (même si...), c'est le hasard absurde qui a présidé à leur massacre. Aucun prétexte cette fois. Des gens qui mangent, assis à une terrasse, un vendredi soir, ou qui prennent un verre. D'autres qui dansent et s'amusent dans une salle de concert. Fauchés comme ça, sans raison, juste parce qu'ils étaient là. Des jeunes, des moins jeunes, des Français « de souche », des Français plus exotiques, des touristes, des gens comme vous et moi. Indistinctement. Des amateurs de musique ou de foot, des croyants adeptes de je ne sais quel Dieu qui décidément prouve chaque jour son inexistence, d'autres qui se fichent bien des questions métaphysiques. Des gamins tirent dans le tas comme on joue à la guerre sur une console de jeux. Le sang coule, du vrai sang. Les meurtriers crient le nom d'Allah puis se font exploser en un atroce bouquet final. Des enfants, eux aussi. À chaque nom, à chaque photo de ces cinglés que diffusent les médias, je tremble à l'idée de découvrir le patronyme ou le visage de l'un de mes anciens étudiants… Mais qu'est-ce qu'on leur a fait, à ces gosses qui ont grandi ici, qui ont fréquenté nos écoles, qui ont joué dans les rues de chez nous ? Comment fait-on pour ainsi détruire un cerveau humain, pour transformer des jeunes gens à peine sortis de l'adolescence en bêtes malfaisantes et folles ?
Et leur Allah, qu'attend-il donc pour les foudroyer ? Ce Dieu que des milliards d'individus invoquent chaque jour : Seigneur, aide-moi, protège mes enfants, rends-moi meilleur, sauve-moi, éloigne de moi la maladie et la tentation, toi qui es « notre père » à ce qu'on dit. Où se cache-t-il ? Celui qui paraît-il ne permet pas que tombe le moindre cheveu de notre tête, ce Yavhé, cet Allah, ce Dieu qui toujours est du côté des plus forts, ce Gott mit uns, et qu'importe le nom qu'on lui donne, que fait-il d'autre que démontrer, jour après jour, sa définitive absence ? Et, même s'il n'existe pas, comment peut-on se revendiquer de lui pour violer, pour décapiter, pour massacrer, pour s'abaisser plus bas que le plus laid, le plus monstrueux, le plus nuisible des animaux ?
Ce qu'ils font, ces dégénérés répugnants, c'est détruire l'humanité dans les plus faibles et les plus innocents de ses représentants, tout comme ils s'acharnent à détruire la mémoire des siècles, à anéantir toute trace de la pensée, de la beauté et de l'intelligence humaine en dynamitant temples et statues.
Voulez-vous que je vous dise ? J'ai honte. Honte d'appartenir à cette race, la seule qui sur la surface de la Terre soit capable de telles atrocités. Et je me prends à songer que, lorsque les dauphins, les rats ou les fourmis auront pris notre place sur cette planète que nous nous acharnons à saccager comme tout ce que nous touchons, ce ne sera pas une grande perte. Car l'univers sera meilleur et plus beau quand nous n'y serons plus.
Cher collègue...
- Par Liliane Schraûwen
- Le 22/06/2013
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Coup de téléphone d'un de mes « anciens ». Je suis l'une des premières à l'apprendre, me dit-il : il vient de réussir son baccalauréat-régendat en sciences. Fierté et joie bien légitimes de sa part, fierté et émotion de la mienne. Encore un de ces jeunes gens que j'ai vus débarquer, un jour, dans cette école « de la dernière chance » qu'était notre école de promotion sociale proposant la section CESS en deux années intensives. Un parmi tant d'autres. Tous âgés de 18 ans minimum, d'une quarantaine et même d'une cinquantaine d'années pour les plus âgés. Tous « hors circuit » de l'enseignement traditionnel. J'en ai vu défiler, de ces hommes et de ces femmes, de ces garçons et de ces filles, arrivant chez nous au terme d'un parcours chaotique et souvent douloureux. Ayant décroché de l'école à l'adolescence, dans les cas les moins lourds. Parfois toxicomanes ou anciens toxicomanes. Incapables de s'intégrer dans l'enseignement dit « de plein exercice » pour des raisons médicales quelquefois lourdes, pour des raisons psychologiques, sociales, familiales. Demandeurs d'asile, victimes rescapées de l'un ou l'autre génocide, de guerres fratricides. Anciens détenus... Ils avaient 20 ans, 30 ans, et voulaient retrouver une place dans la société. Certains rêvaient d'études supérieures, et parmi ceux-là, beaucoup ont réussi, comme celui dont je parle aujourd'hui. Des docteurs ou licenciés universitaires en sciences politiques, en philosophie, en journalisme, en lettres… Des juristes. Des bacheliers en droit, en secrétariat. Des infirmiers et des infirmières. Des enseignants de tous les niveaux… Certains d'entre eux n'avaient jamais entendu le mot « philosophie » avant de me rencontrer, la plupart n'avaient pas lu un seul livre en entier, n'avaient jamais mis les pieds dans une salle de théâtre… Et les voici, pour beaucoup d'entre eux, diplômés de l'enseignement supérieur, pratiquant un métier, intégrés et épanouis dans une vie sociale active et réussie. Pas tous, bien sûr. Un tiers des inscrits, statistiquement, décrochait en première. Parmi les deux tiers restants, tous ne réussissaient pas. Et tous nos lauréats ne connaissaient pas nécessairement le succès dans les études supérieures. Des noms, des visages me reviennent en mémoire, noms d'étudiants dont certains sont morts, visages d'autres dont je n'ai aucune nouvelle. Sans compter tous ceux que j'ai moi-même oubliés.
Mais quand même, quelquefois, il en est pour garder le contact. Pour me remercier d'avoir été à la base, me disent-ils, de leurs réussites ultérieures, comme celui qui m'a téléphoné hier pour me prier de l'appeler dorénavant « cher collègue » et qui, pour me remercier de « tout ce que j'ai fait pour lui » m'invite ensuite au restaurant. Et je me dis, sans trop de modestie, que s'il est une chose au moins que j'aurai réussie dans ma vie, c'est mon métier de prof. Oh, je ne me fais pas d'illusions. Tous mes « anciens » ne m'appréciaient pas. Je n'ai pas été le meilleur prof du monde, et sans doute certains m'ont-ils même détestée. Mais quoi ? On ne fait pas ce métier pour être aimé (en principe… car il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, et j'ai connu bien des collègues qui…). Mais il est vrai que la matière enseignée passe mieux et se fixe plus durablement lorsqu'une sympathie naît entre l'enseignant et l'enseigné. Et puis, je ne me fais pas de mon métier l'image seule d'un passeur de connaissances, même si cet aspect est très important. Il s'agit aussi de communiquer le goût du travail et de la recherche, l'intérêt, la curiosité intellectuelle au sens le plus large. Il s'agit d'ouvrir l'esprit à d'autres systèmes de pensée. Il s'agit de parler de tolérance et de respect, de fraternité et d'humanisme. Il s'agit de les aimer, ces autres si différents parfois et si proches cependant. Et pour ce qui est de les avoir aimés, là je pense qu'il n'y a pas grand-chose à me reprocher. Même si, quand même, certains remords continuent de me tourmenter. Je n'ai pas toujours été à la hauteur, c'est évident. J'ai le souvenir d'une étudiante… On apprend avec l'âge et l'expérience, on reste humain cependant, on commet des erreurs. Mais globalement, je les ai aimés autant que j'ai aimé ce métier : avec passion. Malgré quelques erreurs de jugement dont je ne suis pas fière, malgré quelques maladresses, malgré sans doute quelques blessures infligées sans même que je m'en rendisse compte.
Voilà pourquoi je suis fière aujourd'hui de vous nommer « cher collègue », monsieur Pekan. Voilà pourquoi j'accepte avec joie et plaisir votre invitation à fêter cela avec vous.
Voilà pourquoi aussi je regrette tant d'avoir dû arrêter ce merveilleux et exigeant métier.
Voilà pourquoi, enfin, je déborde de colère à savoir que certain gros tas de vanité et d'autosatisfaction, certain bouffi d'incompétence et de crétinisme, certain sinistre abruti, certain fat outrecuidant dont l'arrogance n'a d'égale que l'incompétence, a décidé de fermer la section CESS qui, sans doute, rapporte peu d'argent au Pouvoir Organisateur, mais qui a permis à tant de déclassés de trouver ou retrouver le chemin de la culture et de la dignité. N'est-ce d'ailleurs pas là le rôle même de l'enseignement dit « de promotion sociale » ?
Quoi qu'il en soit, je félicite ici monsieur Pekan et tous les autres, sur le chemin de la réussite d'études supérieures ou sur le chemin, plus ardu encore, d'une vie riche et chaleureuse.
Quant à vous, éternel monsieur Giton, et à tous vos semblables noyés de graisse et du sentiment d'une supériorité autoproclamée à laquelle ils sont bien les seuls à croire, je n'ai pas grand-chose à vous dire, ni à vous offrir. Que ma colère et même, pourquoi ne pas l'avouer, mon mépris.
La maison des fantômes
- Par Liliane Schraûwen
- Le 08/04/2013
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Un petit fantôme se promène chez moi, à pas feutrés. Pelage noir et blanc, regard vert, collier rouge muni d'une clochette que partout je crois entendre, il hante ma maison, la sienne depuis tant d'années. Sans cesse il me semble l'entendre feuler comme il savait le faire. Je crois l'apercevoir dans le jardin, paressant au soleil ou à demi caché sous un bosquet. Je revois cette fine ligne blanche qu'il avait sur le front, comme une ride, comme une trace de griffe, qui m'avait fait craquer à notre première rencontre, alors qu'il n'était pas même sevré.
Il avait disparu depuis une semaine, et c'est hier qu'un voisin m'a avertie. Il l'a trouvé mort sur sa pelouse, à son retour de vacances.
Ce n'est – ce n'était – qu'un chat, me direz-vous. Il existe des pertes infiniment plus graves, je suis hélas bien placée pour le savoir. Et des drames tellement plus tristes, plus violents, plus révoltants, un peu partout sur la terre. Il y a des fils qui volent leur mère, des frères qui dépouillent leur sœur. Il y a des pères qui torturent leurs enfants – et il existe mille formes de torture, et des hommes qui battent leur compagne… Et il y a tout le reste, ailleurs, plus loin.
Je sais tout cela, qui ne m'empêche pas d'être triste.
Tant de fantômes déjà peuplent ma maison, que cette petite panthère aux allures de fauve a rejoints. Fantômes des chiens qui jadis accompagnaient ma vie, des chats qui ont précédé celui-ci. Fantômes d'enfants perdus, de proches disparus pour jamais. Traces aussi de prétendus amis, de prétendus frères, de prétendus amours dont je voudrais – sans y arriver – ne garder que les souvenirs heureux. Fantômes qui après tant d'années font encore battre mon cœur plus vite, tant la haine parfois ou le désespoir restent vivants.
Fantômes d'objets aussi. Cette chaîne d'or au cou de ma mère, ces menus objets qui me rappelaient tant de choses, liés à mon enfance perdue. Ces petites choses que je lui avais offertes il y a si longtemps, une perle montée en pendentif, une broche en forme de souris, j'avais 18 ou 19 ans, je l'avais achetée au Bon Marché qui n'existe plus… Trésors sans prix sinon celui de la mémoire, que je ne reverrai jamais que sur des photos anciennes. Volés par… mon Dieu, quel nom peut-on donner à l'individu qui n'hésite pas à s'emparer d'objets chargés de souvenirs dans la maison même d'une mère « qui de toute façon ne le saura pas », puisqu'elle vit ailleurs désormais, et dans un autre monde.
Il y a toutes ces voix qu'il me semble entendre encore, ces rires, ces murmures. Cris d'enfants qui jouent, appels, pleurs et fous rires, mots d'amour. Qui d'autre que moi, sur cette terre, a encore le souvenir si présent, si précis, du rire de ma grand-mère, de celui de ses filles ? Qui d'autre a gardé dans l'oreille les premiers mots de mes enfants, et les récits savoureux d'un grand-père à l'accent bien de chez nous, bien de Bruxelles ? Tant de morts, tant d'abandons, de départs, de pertes, de trahisons. Tant de déchirures. Fantômes légers que je suis seule à voir encore, ceux d'être morts ou d'êtres vivants mais perdus. Et celui-ci, le dernier, fantôme gracieux d'un petit léopard noir et blanc que j'aimais.
Je l'appelais Tchoui, ce qui en swahili signifie « panthère ». En partie parce que mon père, à chaque nouveau chat qui entrait dans sa vie ou dans la mienne, proposait ce nom. En partie aussi parce que, en effet, il avait l'allure, le mystère, la souplesse d'une panthère. Il était sauvage et doux, mystérieux et fou parfois, tendre et confiant. Quelquefois je me disais qu'il était l'âme légère de la maison.
Il ne reviendra pas.
Mot d'adieu
- Par Liliane Schraûwen
- Le 21/12/2011
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Toutes les histoires un jour se terminent. La dernière page du roman se tourne comme d'elle-même et voilà qu'apparaît le mot FIN, inexorablement.
Impossible de repartir en arrière. Le temps ne se laisse pas remonter. Comme le poète, j'aurais aimé le prier de s'arrêter : "O temps, suspends ton vol…" Mais hélas…
Me voici donc arrivée aux dernières pages de l'aventure. Il fallait bien que cela arrive, finalement, même si je ne suis jamais parvenue à imaginer ce moment, et moins encore à imaginer ce qui pouvait le suivre. A vrai dire, je ne sais pas comment je vais arriver à me passer de ce métier qui a donné à ma vie une partie de son sens. Un seul point positif : je ne devrai plus me lever tôt le matin, ni passer quelquefois mes nuits le nez sur d'immenses piles de travaux à corriger. Mais ce petit avantage ne compense pas ce que je ressens comme une perte infinie.
Comme quelqu'un me l'a dit récemment, "c'est le cycle de la vie"… cycle qui conduit forcément, un jour, au bout du chemin.
Inutile de préciser à quel point tout cela me désole.
Pendant des années, j'ai annoncé à quelques générations d'étudiants goguenards que, le moment venu, en lieu et place du traditionnel "drink" d'adieu, je leur offrirais le spectacle d'un inoubliable happening. "Le jour venu, je me ferai harakiri sur la pelouse, devant l'école" leur ai-je promis. Il s'en est trouvé quelques-uns pour se proposer comme assistants, tout disposés semble-t-il à me couper la tête proprement (pour abréger mes souffrances, je veux l'espérer). Cela fait bien dix ans que j'ai commencé à envisager cette ultime leçon philosophico-littéraire que je me promettais de leur offrir. Imaginez donc votre professeur récitant quelques pages de Mishima, l'un de ses prédécesseurs en harakiri, avant d'invoquer les mânes de Camus, puis s'immolant – absurdement bien sûr – sous vos yeux émerveillés… Une manière de marquer vos mémoires à jamais!
À défaut de vous offrir ce grandiose spectacle, j'aurais aimé – au moins – mourir en scène à l'instar de ce que la légende nous raconte de Molière ou, plus récemment, comme Dieudonné Kabongo mort le 11 octobre dernier sous les applaudissements du public (public dont je faisais partie). Imaginez un instant cette scène émouvante au cours de laquelle je vous aurais expliqué une dernière fois pourquoi et comment Le Clézio est le plus grand écrivain francophone vivant, ajoutant que l'Académie Nobel a eu bien raison de se ranger à mon avis, avant de m'écrouler devant vous et de me taire enfin, définitivement.
Mais les dieux n'ont pas exaucé ma prière, et il m'a bien fallu, voici quelques jours, terminer mon dernier cours en H2 par une crise de mauvaise humeur à l'égard de la pauvre Wafa qui n'en est pas encore revenue…
Je ne me suis pas sentie capable ce jour-là d'adresser à mes chers "disciples" les quelques mots d'adieu que j'aurais voulu. Un professeur qui meurt dans l'exercice de ses fonctions, passe encore. Mais un professeur qui fond en larmes et s'étrangle d'émotion, cela manque furieusement de dignité. Je n'ai donc rien dit (pour une fois…). C'est aussi pour cela que j'ai demandé à mes deux directeurs d'éviter drink, fête et cadeau… Tout cela est bien assez triste sans en rajouter dans l'émotion, croyez-moi. Et, vraiment, il n'y a rien à "fêter" en cette circonstance.
Voilà pourquoi j'adresse à mes étudiants d'aujourd'hui, les derniers, mais aussi à travers eux à tous ceux qui les ont précédés, et même à mes collègues anciens et actuels, ce petit texte en forme de testament (quoi de plus normal avant que de s'immoler en un sanglant harakiri?). N'hésitez pas à faire passer ce petit au-revoir à ceux, plus anciens, dont je n'ai pas les coordonnées.
Je voudrais leur dire à quel point cela me désespère de quitter ce métier que j'aime passionnément, à quel point cela m'attriste de LES quitter (je parle des étudiants, bien évidemment). J'ai adoré enseigner, tenter de faire partager mon goût de la littérature; j'ai adoré voir quelquefois briller les regards levés vers moi, j'ai adoré vous faire découvrir des auteurs et des idées, vous entendre vous passionner pour les concepts de Socrate ou pour ceux de Camus… J'ai aimé le contact que j'ai eu avec beaucoup d'entre vous, ce contact avec des adolescents tout neufs ou ce contact entre adultes – certains plus jeunes que d'autres – respectueux les uns des autres, ce contact entre gens très différents dont certains savent des choses que d'autres sont prêts à découvrir, dans des domaines qui sont parfois très loin de la littérature, tant il est vrai que souvent l'échange s'est fait dans les deux sens.
Je me souviens de certains noms. De certains visages, surtout, de certaines voix. Et de certains TFE!
Je me souviens de ce que vous m'avez apporté et appris, autant et peut-être plus que de ce que moi, j'ai pu vous apporter. Je me souviens même des plus casse-pieds d'entre vous. Et des plus fragiles. Des plus roublards. Des plus tricheurs et des plagiaires. Des plus frimeurs. Des plus ironiques. Des plus tristes et des plus drôles. Des plus sympathiques, des plus antipathiques. Des plus attachants. Je me souviens de celui qui s'en est allé à la FNAC voler Pascal en collection Pléiade pour le lire dans son intégralité, séduit par les quelques textes vus au cours. Je me souviens de ceux qui "nous ont quittés" comme on dit quand on n'ose pas prononcer certains mots. Je me souviens d'Anishta, la jolie Mauricienne qui m'avait invitée chez elle, là-bas, et j'avais dit "oui, mais plus tard, quand je ne serai plus ton prof", et elle n'a pas connu cet avenir-là, elle restera ma petite étudiante trop tôt partie, pour toujours. Je me souviens de Tiago. Je me souviens de Bruno que j'appelais mon petit Tamagoshi...
Je me souviens de ceux qui ont obtenu leur CESS et qui ont entamé (et quelquefois réussi) des études supérieures. Je me souviens aussi de ceux qui ont échoué, et de ceux qui ont préféré ne pas continuer. Un échec pour eux, sans doute, et un échec pour moi. Je me souviens des présentations de TFE, de l'émotion de ceux qui réussissaient cette dernière épreuve, et de ma propre émotion quand je les embrassais pour les féliciter, comme si leur victoire était un peu la mienne.
J'aurais donné n'importe quoi pour pouvoir continuer d'enseigner, ne serait-ce que quelques heures par semaine… Qu'est-ce que c'est que ce pays de m*** où l'on manque de professeurs mais où l'on envoie à la casse ceux qui, pas trop décatis, souhaitent continuer d'être utiles? Qu'est-ce que c'est que cette société où l'on jette les gens après usage, comme des vieux kleenex? Il y a une violence incroyable dans cette expulsion brutale et irrémédiable du monde de ceux qui "sont encore capables de…". On vous regarde, on lit quelques chiffres sur un document d'identité et hop, vous voilà bon pour le rebut. Vous n'êtes plus qu'un vieux croûton tout sec. Inutile. Rassis. Stérile. "Au-delà de cette limite…". Vous comprendrez cela un jour, j'imagine.
"Les hommes meurent parfois beaucoup plus tôt qu'on ne les enterre": Romain Gary le savait bien, et cette exclusion me paraît être, en effet, une forme d'assassinat.
J'ai côtoyé au cours de cette carrière qui s'achève aujourd'hui de très nombreux élèves, certes, mais aussi des collègues, des directeurs. Si certains m'ont plongée dans des abîmes de perplexité et quelquefois de révolte devant leur outrecuidance, leur démagogie, leur incompétence parfois, devant leurs abus d'autorité et leur amour de la bureaucratie, devant leur mépris des élèves ou leurs pauvres tentatives de séduction, je tiens à dire que la majorité d'entre eux m'ont émerveillée par leur investissement et leur dévouement, par leurs qualités humaines. J'ai noué parmi eux quelques belles amitiés dont certaines se sont malheureusement diluées au fils de temps. Mais je ne les oublie pas.
Oui, j'ai aimé passionnément ce métier, et j'ai aimé aussi mes étudiants, presque tous, même les plus désagréables. Même ceux qui, eux, ne m'aimaient guère.
J'espère leur avoir été utile et leur avoir appris quelques petites choses belles et intéressantes. Pour eux, j'ai été "le prof", un prof dont ils ne savaient pas grand-chose. Mais je peux leur dire aujourd'hui que ma vie a connu quelques tempêtes, et que parfois, ce sont eux, mes élèves, qui sans le savoir m'ont aidée à rester debout.
Je n'ai de leçon à donner à personne (pour un prof!), mais je voudrais quand même, au risque de paraître prétentieuse et exagérément moralisatrice, dire une dernière chose… qui ne vise pas exclusivement mes étudiants, loin s'en faut.
C'est de respect et de tolérance que je voudrais parler. Il me semble de plus en plus que ce sont là des valeurs essentielles qui méritent d'être mises en exergue et pratiquées, sans réserve et des deux côtés de l'estrade. Il m'arrive bien souvent de ne pas approuver ou de ne pas comprendre telle ou telle attitude, telle ou telle pratique. Mais cette désapprobation ne peut toucher la personne à travers laquelle je les découvre. Laissons les autres se comporter et penser comme ils l'entendent, tant que leur liberté n'empiète pas sur la nôtre, et faisons-leur crédit de la motivation et de la sincérité qui les animent. Un peu d'ouverture d'esprit n'a jamais fait de tort… et la contrainte ou le rejet portent rarement les fruits qu'on souhaite. Faut-il, au nom du refus de l'exclusion, exclure à notre tour? Faut-il fermer ce qui parfois constitue, pour certains, la seule fenêtre ouverte sur la culture et la liberté de pensée?
Si j'ai aimé l'enseignement à tous les niveaux, en secondaire général, dans le technique et le professionnel, en haute école, je l'ai préféré, incontestablement, en promotion sociale. C'est le seul espace me semble-t-il dans lequel l'enseignant et l'enseigné sont exactement sur le même pied, avec juste un peu plus de connaissances spécifiques d'un côté, mais avec, souvent, autant de richesse humaine de part et d'autre. C'est là que j'ai fait mes plus belles expériences de prof, c'est là aussi que je me suis sentie le plus utile. Et c'est cela surtout que je regretterai, que je regrette déjà: ce contact avec d'autres adultes, souvent plus jeunes certes (mais pas toujours) qui, comme moi, cherchent à se développer et qui, comme moi peut-être, sont riches de matière humaine plus que de savoir ou de ce qu'on appelle l'intelligence, celle que l'on quantifie et que l'on formate, celle qui n'est certainement pas l'intelligence du cœur.
Certains peut-être me regretteront un peu, après quoi ils oublieront. C'est normal et c'est humain.
Quant à l'un ou l'autre personnage, du mauvais côté de la barrière, qui a jugé bon de se réjouir de mon départ devant mes derniers étudiants, ajoutant pour ce que j'en sais que "bientôt je ne dérangerai plus personne, ce dont nul ne se plaindra", eh bien, mon Dieu, il faut prendre les choses d'où elles viennent, c'est-à-dire quelquefois de très bas. Que ce(s) triste(s) individu(s) sache(nt) donc que, somme toute, je considère comme un honneur que de me faire insulter ou mépriser par quelque cuistre pour lequel, moi-même, je n'ai que le mépris qu'il mérite... Certains parmi les plus anciens des profs savent de quoi je parle.
Quant aux étudiants, ils ne s'y trompent pas, moins stupides que certains aimeraient le croire.
J'espère que vous aurez une belle vie, avec ou sans diplôme. Une vie riche de découvertes, de rencontres, de remises en question, une vie dans laquelle vous penserez quelquefois à "diminuer arithmétiquement la douleur du monde", sans illusion mais le plus efficacement possible.
Tant mieux si vous devenez de grands docteurs ou d'admirables savants. Mais là n'est pas l'essentiel…
Quoi qu'il en soit, médecin ou philosophe, politicien ou éboueur, prof ou chômeur, musicien ou banquier, artiste ou informaticien, père ou mère de famille ou joyeux guindailleur, voyageur perdu sur les rivages d'Australie ou dans les déserts mexicains, n'hésitez pas à me donner parfois des nouvelles ou à reprendre contact pour un coup de pouce ou un coup de main, pour le plaisir, ou pour rien.
Je voudrais conclure ces quelques lignes en vous disant merci, à tous, pour ce que vous m'avez apporté. Et je peux vous assurer que ce ne sont pas là de simples paroles, mais l'expression de ma pensée la plus profonde.