Cher collègue...

Coup de téléphone d'un de mes « anciens ». Je suis l'une des premières à l'apprendre, me dit-il : il vient de réussir son baccalauréat-régendat en sciences. Fierté et joie bien légitimes de sa part, fierté et émotion de la mienne. Encore un de ces jeunes gens que j'ai vus débarquer, un jour, dans cette école « de la dernière chance » qu'était notre école de promotion sociale proposant la section CESS en deux années intensives. Un parmi tant d'autres. Tous âgés de 18 ans minimum, d'une quarantaine et même d'une cinquantaine d'années pour les plus âgés. Tous « hors circuit » de l'enseignement traditionnel. J'en ai vu défiler, de ces hommes et de ces femmes, de ces garçons et de ces filles, arrivant chez nous au terme d'un parcours chaotique et souvent douloureux. Ayant décroché de l'école à l'adolescence, dans les cas les moins lourds. Parfois toxicomanes ou anciens toxicomanes. Incapables de s'intégrer dans l'enseignement dit « de plein exercice » pour des raisons médicales quelquefois lourdes, pour des raisons psychologiques, sociales, familiales. Demandeurs d'asile, victimes rescapées de l'un ou l'autre génocide, de guerres fratricides. Anciens détenus... Ils avaient 20 ans, 30 ans, et voulaient retrouver une place dans la société. Certains rêvaient d'études supérieures, et parmi ceux-là, beaucoup ont réussi, comme celui dont je parle aujourd'hui. Des docteurs ou licenciés universitaires en sciences politiques, en philosophie, en journalisme, en lettres… Des juristes. Des bacheliers en droit, en secrétariat. Des infirmiers et des infirmières. Des enseignants de tous les niveaux… Certains d'entre eux n'avaient jamais entendu le mot « philosophie » avant de me rencontrer, la plupart n'avaient pas lu un seul livre en entier, n'avaient jamais mis les pieds dans une salle de théâtre… Et les voici, pour beaucoup d'entre eux, diplômés de l'enseignement supérieur, pratiquant un métier, intégrés et épanouis dans une vie sociale active et réussie. Pas tous, bien sûr. Un tiers des inscrits, statistiquement, décrochait en première. Parmi les deux tiers restants, tous ne réussissaient pas. Et tous nos lauréats ne connaissaient pas nécessairement le succès dans les études supérieures. Des noms, des visages me reviennent en mémoire, noms d'étudiants dont certains sont morts, visages d'autres dont je n'ai aucune nouvelle. Sans compter tous ceux que j'ai moi-même oubliés.

Mais quand même, quelquefois, il en est pour garder le contact. Pour me remercier d'avoir été à la base, me disent-ils, de leurs réussites ultérieures, comme celui qui m'a téléphoné hier pour me prier de l'appeler dorénavant « cher collègue » et qui, pour me remercier de « tout ce que j'ai fait pour lui » m'invite ensuite au restaurant. Et je me dis, sans trop de modestie, que s'il est une chose au moins que j'aurai réussie dans ma vie, c'est mon métier de prof. Oh, je ne me fais pas d'illusions. Tous mes « anciens » ne m'appréciaient pas. Je n'ai pas été le meilleur prof du monde, et sans doute certains m'ont-ils même détestée. Mais quoi ? On ne fait pas ce métier pour être aimé (en principe… car il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, et j'ai connu bien des collègues qui…). Mais il est vrai que la matière enseignée passe mieux et se fixe plus durablement lorsqu'une sympathie naît entre l'enseignant et l'enseigné. Et puis, je ne me fais pas de mon métier l'image seule d'un passeur de connaissances, même si cet aspect est très important. Il s'agit aussi de communiquer le goût du travail et de la recherche, l'intérêt, la curiosité intellectuelle au sens le plus large. Il s'agit d'ouvrir l'esprit à d'autres systèmes de pensée. Il s'agit de parler de tolérance et de respect, de fraternité et d'humanisme. Il s'agit de les aimer, ces autres si différents parfois et si proches cependant. Et pour ce qui est de les avoir aimés, là je pense qu'il n'y a pas grand-chose à me reprocher. Même si, quand même, certains remords continuent de me tourmenter. Je n'ai pas toujours été à la hauteur, c'est évident. J'ai le souvenir d'une étudiante… On apprend avec l'âge et l'expérience, on reste humain cependant, on commet des erreurs. Mais globalement, je les ai aimés autant que j'ai aimé ce métier : avec passion. Malgré quelques erreurs de jugement dont je ne suis pas fière, malgré quelques maladresses, malgré sans doute quelques blessures infligées sans même que je m'en rendisse compte.

Voilà pourquoi je suis fière aujourd'hui de vous nommer « cher collègue », monsieur Pekan. Voilà pourquoi j'accepte avec joie et plaisir votre invitation à fêter cela avec vous.

Voilà pourquoi aussi je regrette tant d'avoir dû arrêter ce merveilleux et exigeant métier.

Voilà pourquoi, enfin, je déborde de colère à savoir que certain gros tas de vanité et d'autosatisfaction, certain bouffi d'incompétence et de crétinisme, certain sinistre abruti, certain fat outrecuidant dont l'arrogance n'a d'égale que l'incompétence, a décidé de fermer la section CESS qui, sans doute, rapporte peu d'argent au Pouvoir Organisateur, mais qui a permis à tant de déclassés de trouver ou retrouver le chemin de la culture et de la dignité. N'est-ce d'ailleurs pas là le rôle même de l'enseignement dit « de promotion sociale » ?

Quoi qu'il en soit, je félicite ici monsieur Pekan et tous les autres, sur le chemin de la réussite d'études supérieures ou sur le chemin, plus ardu encore, d'une vie riche et chaleureuse.

Quant à vous, éternel monsieur Giton, et à tous vos semblables noyés de graisse et du sentiment d'une supériorité autoproclamée à laquelle ils sont bien les seuls à croire, je n'ai pas grand-chose à vous dire, ni à vous offrir. Que ma colère et même, pourquoi ne pas l'avouer, mon mépris.

 

 

Commentaires (1)

Fifa Pourquoi
  • 1. Fifa Pourquoi (site web) | 31/03/2018
Oui j'ai entendu parler de sa réussite. J'ai été fière de lui et triste que la section CESS des FPS soit privée de sa H1 et qu'elle ne tardera probablement pas à perdre sa H2 et à fermer définitivement. Dommage pour tous les accidentés de la vie, tous ceux qui ont connu des incidents de parcours, tous ceux qui ont abandonné trop tôt bon ou malgré eux, tous ces gens qui demandent une seconde chance, toutes ces personnes qui n'auront plus l'occasion de démarrer une nouvelle vie... Et pour tous les autres.

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