La maison des fantômes

Chat01 Un petit fantôme se promène chez moi, à pas feutrés. Pelage noir et blanc, regard vert, collier rouge muni d'une clochette que partout je crois entendre, il hante ma maison, la sienne depuis tant d'années. Sans cesse il me semble l'entendre feuler comme il savait le faire. Je crois l'apercevoir dans le jardin, paressant au soleil ou à demi caché sous un bosquet. Je revois cette fine ligne blanche qu'il avait sur le front, comme une ride, comme une trace de griffe, qui m'avait fait craquer à notre première rencontre, alors qu'il n'était pas même sevré.
Il avait disparu depuis une semaine, et c'est hier qu'un voisin m'a avertie. Il l'a trouvé mort sur sa pelouse, à son retour de vacances.
Ce n'est – ce n'était – qu'un chat, me direz-vous. Il existe des pertes infiniment plus graves, je suis hélas bien placée pour le savoir. Et des drames tellement plus tristes, plus violents, plus révoltants, un peu partout sur la terre. Il y a des fils qui volent leur mère, des frères qui dépouillent leur sœur. Il y a des pères qui torturent leurs enfants – et il existe mille formes de torture, et des hommes qui battent leur compagne… Et il y a tout le reste, ailleurs, plus loin.

Je sais tout cela, qui ne m'empêche pas d'être triste.
Tant de fantômes déjà peuplent ma maison, que cette petite panthère aux allures de fauve a rejoints. Fantômes des chiens qui jadis accompagnaient ma vie, des chats qui ont précédé celui-ci. Fantômes d'enfants perdus, de proches disparus pour jamais. Traces aussi de prétendus amis, de prétendus frères, de prétendus amours dont je voudrais – sans y arriver – ne garder que les souvenirs heureux. Fantômes qui après tant d'années font encore battre mon cœur plus vite, tant la haine parfois ou le désespoir restent vivants.
Fantômes d'objets aussi. Cette chaîne d'or au cou de ma mère, ces menus objets qui me rappelaient tant de choses, liés à mon enfance perdue. Ces petites choses que je lui avais offertes il y a si longtemps, une perle montée en pendentif, une broche en forme de souris, j'avais 18 ou 19 ans, je l'avais achetée au Bon Marché qui n'existe plus… Trésors sans prix sinon celui de la mémoire, que je ne reverrai jamais que sur des photos anciennes. Volés par… mon Dieu, quel nom peut-on donner à l'individu qui n'hésite pas à s'emparer d'objets chargés de souvenirs dans la maison même d'une mère « qui de toute façon ne le saura pas », puisqu'elle vit ailleurs désormais, et dans un autre monde.
Il y a toutes ces voix qu'il me semble entendre encore, ces rires, ces murmures. Cris d'enfants qui jouent, appels, pleurs et fous rires, mots d'amour. Qui d'autre que moi, sur cette terre, a encore le souvenir si présent, si précis, du rire de ma grand-mère, de celui de ses filles ? Qui d'autre a gardé dans l'oreille les premiers mots de mes enfants, et les récits savoureux d'un grand-père à l'accent bien de chez nous, bien de Bruxelles ? Tant de morts, tant d'abandons, de départs, de pertes, de trahisons. Tant de déchirures. Fantômes légers que je suis seule à voir encore, ceux d'être morts ou d'êtres vivants mais perdus. Et celui-ci, le dernier, fantôme gracieux d'un petit léopard noir et blanc que j'aimais.

Je l'appelais Tchoui, ce qui en swahili signifie « panthère ». En partie parce que mon père, à chaque nouveau chat qui entrait dans sa vie ou dans la mienne, proposait ce nom. En partie aussi parce que, en effet, il avait l'allure, le mystère, la souplesse d'une panthère. Il était sauvage et doux, mystérieux et fou parfois, tendre et confiant. Quelquefois je me disais qu'il était l'âme légère de la maison.
Il ne reviendra pas.

 

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