Mot d'adieu

Toutes les histoires un jour se terminent. La dernière page du roman se tourne comme d'elle-même et voilà qu'apparaît le mot FIN, inexorablement.

Impossible de repartir en arrière. Le temps ne se laisse pas remonter. Comme le poète, j'aurais aimé le prier de s'arrêter : "O temps, suspends ton vol…" Mais hélas…

Me voici donc arrivée aux dernières pages de l'aventure. Il fallait bien que cela arrive, finalement, même si je ne suis jamais parvenue à imaginer ce moment, et moins encore à imaginer ce qui pouvait le suivre. A vrai dire, je ne sais pas comment je vais arriver à me passer de ce métier qui a donné  à ma vie une partie de son sens. Un seul point positif : je ne devrai plus me lever tôt le matin, ni passer quelquefois mes nuits le nez sur d'immenses piles de travaux à corriger. Mais ce petit avantage ne compense pas ce que je ressens comme une perte infinie.

Comme quelqu'un me l'a dit récemment, "c'est le cycle de la vie"… cycle qui conduit forcément, un jour, au bout du chemin.

Inutile de préciser à quel point tout cela me désole.

Pendant des années, j'ai annoncé à quelques générations d'étudiants goguenards que, le moment venu, en lieu et place du traditionnel "drink" d'adieu, je leur offrirais le spectacle d'un inoubliable happening. "Le jour venu, je me ferai harakiri sur la pelouse, devant l'école" leur ai-je promis. Il s'en est trouvé quelques-uns pour se proposer comme assistants, tout disposés semble-t-il à me couper la tête proprement (pour abréger mes souffrances, je veux l'espérer). Cela fait bien dix ans que j'ai commencé à envisager cette ultime leçon philosophico-littéraire que je me promettais de leur offrir. Imaginez donc votre professeur récitant quelques pages de Mishima, l'un de ses prédécesseurs en harakiri, avant d'invoquer les mânes de Camus, puis s'immolant – absurdement bien sûr – sous vos yeux émerveillés… Une manière de marquer vos mémoires à jamais!

À défaut de vous offrir ce grandiose spectacle, j'aurais aimé – au moins – mourir en scène à l'instar de ce que la légende nous raconte de Molière ou, plus récemment, comme Dieudonné Kabongo mort le 11 octobre dernier sous les applaudissements du public (public dont je faisais partie). Imaginez un instant cette scène émouvante au cours de laquelle je vous aurais expliqué une dernière fois pourquoi et comment Le Clézio est le plus grand écrivain francophone vivant, ajoutant que l'Académie Nobel a eu bien raison de se ranger à mon avis, avant de m'écrouler devant vous et de me taire enfin, définitivement.

Mais les dieux n'ont pas exaucé ma prière, et il m'a bien fallu, voici quelques jours, terminer mon dernier cours en H2 par une crise de mauvaise humeur à l'égard de la pauvre Wafa qui n'en est pas encore revenue…

Je ne me suis pas sentie capable ce jour-là d'adresser à mes chers "disciples" les quelques mots d'adieu que j'aurais voulu. Un professeur qui meurt dans l'exercice de ses fonctions, passe encore. Mais un professeur qui fond en larmes et s'étrangle d'émotion, cela manque furieusement de dignité. Je n'ai donc rien dit (pour une fois…). C'est aussi pour cela que j'ai demandé à mes deux directeurs d'éviter drink, fête et cadeau… Tout cela est bien assez triste sans en rajouter dans l'émotion, croyez-moi. Et, vraiment, il n'y a rien à "fêter" en cette circonstance.

Voilà pourquoi j'adresse à mes étudiants d'aujourd'hui, les derniers, mais aussi à travers eux à tous ceux qui les ont précédés, et même à mes collègues anciens et actuels, ce petit texte en forme de testament (quoi de plus normal avant que de s'immoler en un sanglant harakiri?).  N'hésitez pas à faire passer ce petit au-revoir à ceux, plus anciens, dont je n'ai pas les coordonnées.

Je voudrais leur dire à quel point cela me désespère de quitter ce métier que j'aime passionnément, à quel point cela m'attriste de LES quitter (je parle des étudiants, bien évidemment). J'ai adoré enseigner, tenter de faire partager mon goût de la littérature; j'ai adoré voir quelquefois briller les regards levés vers moi, j'ai adoré vous faire découvrir des auteurs et des idées, vous entendre vous passionner pour les concepts de Socrate ou pour ceux de Camus… J'ai aimé le contact que j'ai eu avec beaucoup d'entre vous, ce contact avec des adolescents tout neufs ou ce contact entre adultes – certains plus jeunes que d'autres – respectueux les uns des autres, ce contact entre gens très différents dont certains savent des choses que d'autres sont prêts à découvrir, dans des domaines qui sont parfois très loin de la littérature, tant il est vrai que souvent l'échange s'est fait dans les deux sens.

Je me souviens de certains noms. De certains visages, surtout, de certaines voix.  Et de certains TFE!

Je me souviens de ce que vous m'avez apporté et appris, autant et peut-être plus que de ce que moi, j'ai pu vous apporter. Je me souviens même des plus casse-pieds d'entre vous. Et des plus fragiles. Des plus roublards. Des plus tricheurs et des plagiaires. Des plus frimeurs. Des plus ironiques. Des plus tristes et des plus drôles. Des plus sympathiques, des plus antipathiques. Des plus attachants. Je me souviens de celui qui s'en est allé à la FNAC voler Pascal en collection Pléiade pour le lire dans son intégralité, séduit par les quelques textes vus au cours. Je me souviens de ceux qui "nous ont quittés" comme on dit quand on n'ose pas prononcer certains mots. Je me souviens d'Anishta, la jolie Mauricienne qui m'avait invitée chez elle, là-bas, et j'avais dit "oui, mais plus tard, quand je ne serai plus ton prof", et elle n'a pas connu cet avenir-là, elle restera ma petite étudiante trop tôt partie, pour toujours. Je me souviens de Tiago. Je me souviens de Bruno que j'appelais mon petit Tamagoshi...

Je me souviens de ceux qui ont obtenu leur CESS et qui ont entamé (et quelquefois réussi) des études supérieures. Je me souviens aussi de ceux qui ont échoué, et de ceux qui ont préféré ne pas continuer. Un échec pour eux, sans doute, et un échec pour moi. Je me souviens des présentations de TFE, de l'émotion de ceux qui réussissaient cette dernière épreuve, et de ma propre  émotion quand je les embrassais pour les féliciter, comme si leur victoire était un peu la mienne.

J'aurais donné n'importe quoi pour pouvoir continuer d'enseigner, ne serait-ce que quelques heures par semaine… Qu'est-ce que c'est que ce pays de m*** où l'on manque de professeurs mais où l'on envoie à la casse ceux qui, pas trop décatis, souhaitent continuer d'être utiles? Qu'est-ce que c'est que cette société où l'on jette les gens après usage, comme des vieux kleenex? Il y a une violence incroyable dans cette expulsion brutale et irrémédiable du monde de ceux qui "sont encore capables de…". On vous regarde, on lit quelques chiffres sur un document d'identité et hop, vous voilà bon pour le rebut. Vous n'êtes plus qu'un vieux croûton tout sec. Inutile. Rassis. Stérile. "Au-delà de cette limite…". Vous comprendrez cela un jour, j'imagine.

"Les hommes meurent parfois beaucoup plus tôt qu'on ne les enterre": Romain Gary le savait bien, et cette exclusion me paraît être, en effet, une forme d'assassinat.

J'ai côtoyé au cours de cette carrière qui s'achève aujourd'hui de très nombreux élèves, certes, mais aussi des collègues, des directeurs. Si certains m'ont plongée dans des abîmes de perplexité et quelquefois de révolte devant leur outrecuidance, leur démagogie, leur incompétence parfois, devant leurs abus d'autorité et leur amour de la bureaucratie, devant leur mépris des élèves ou leurs pauvres tentatives de séduction, je tiens à dire que la majorité d'entre eux m'ont émerveillée par leur investissement et leur dévouement, par leurs qualités humaines. J'ai noué parmi eux quelques belles amitiés dont certaines se sont malheureusement diluées au fils de temps. Mais je ne les oublie pas.

Oui, j'ai aimé passionnément ce métier, et j'ai aimé aussi mes étudiants, presque tous, même les plus désagréables. Même ceux qui, eux, ne m'aimaient guère.

J'espère leur avoir été utile et leur avoir appris quelques petites choses belles et intéressantes. Pour eux, j'ai été "le prof", un prof dont ils ne savaient pas grand-chose. Mais je peux leur dire aujourd'hui que ma vie a connu quelques tempêtes, et que parfois, ce sont eux, mes élèves, qui sans le savoir m'ont aidée à rester debout.

Je n'ai de leçon à donner à personne (pour un prof!), mais je voudrais quand même, au risque de paraître prétentieuse et exagérément moralisatrice, dire une dernière chose… qui ne vise pas exclusivement mes étudiants, loin s'en faut.

C'est de respect et de tolérance que je voudrais parler. Il me semble de plus en plus que ce sont là des valeurs essentielles qui méritent d'être mises en exergue et pratiquées, sans réserve et des deux côtés de l'estrade. Il m'arrive bien souvent de ne pas approuver ou de ne pas comprendre telle ou telle attitude, telle ou telle pratique. Mais cette désapprobation ne peut toucher la personne à travers laquelle je les découvre. Laissons les autres se comporter et penser comme ils l'entendent, tant que leur liberté n'empiète pas sur la nôtre, et faisons-leur crédit de la motivation et de la sincérité qui les animent. Un peu d'ouverture d'esprit n'a jamais fait de tort… et la contrainte ou le rejet portent rarement les fruits qu'on souhaite. Faut-il, au nom du refus de l'exclusion, exclure à notre tour? Faut-il fermer ce qui parfois constitue, pour certains, la seule fenêtre ouverte sur la culture et la liberté de pensée?

Si j'ai aimé l'enseignement à tous les niveaux, en secondaire général, dans le technique et le professionnel, en haute école, je l'ai préféré, incontestablement, en promotion sociale. C'est le seul espace me semble-t-il dans lequel l'enseignant et l'enseigné sont exactement sur le même pied, avec juste un peu plus de connaissances spécifiques d'un côté, mais avec, souvent, autant de richesse humaine de part et d'autre. C'est là que j'ai fait mes plus belles expériences de prof, c'est là aussi que je me suis sentie le plus utile. Et c'est cela surtout que je regretterai, que je regrette déjà: ce contact avec d'autres adultes, souvent plus jeunes certes (mais pas toujours) qui, comme moi, cherchent à se développer et qui, comme moi peut-être, sont riches de matière humaine plus que de savoir ou de ce qu'on appelle l'intelligence, celle que l'on quantifie et que l'on formate, celle qui n'est certainement pas l'intelligence du cœur.

Certains peut-être me regretteront un peu, après quoi ils oublieront. C'est normal et c'est humain.

Quant à l'un ou l'autre personnage, du mauvais côté de la barrière, qui a jugé bon de se réjouir de mon départ devant mes derniers étudiants, ajoutant pour ce que j'en sais que "bientôt je ne dérangerai plus personne, ce dont nul ne se plaindra", eh bien, mon Dieu, il faut prendre les choses d'où elles viennent, c'est-à-dire quelquefois de très bas. Que ce(s) triste(s) individu(s) sache(nt) donc que, somme toute, je considère comme un honneur que de me faire insulter ou mépriser par quelque  cuistre pour lequel, moi-même, je n'ai que le mépris qu'il mérite... Certains parmi les plus anciens des profs savent de quoi je parle.

Quant aux étudiants, ils ne s'y trompent pas, moins stupides que certains aimeraient le croire.

J'espère que vous aurez une belle vie, avec ou sans diplôme. Une vie riche de découvertes, de rencontres, de remises en question, une vie dans laquelle vous penserez quelquefois à "diminuer arithmétiquement la douleur du monde", sans illusion mais le plus efficacement possible.

Tant mieux si vous devenez de grands docteurs ou d'admirables savants. Mais là n'est pas l'essentiel…

Quoi qu'il en soit, médecin ou philosophe, politicien ou éboueur, prof ou chômeur, musicien ou banquier, artiste ou informaticien, père ou mère de famille ou joyeux guindailleur, voyageur perdu sur les rivages d'Australie ou dans les déserts mexicains, n'hésitez pas à me donner parfois des nouvelles ou à reprendre contact pour un coup de pouce ou un coup de main, pour le plaisir, ou pour rien.

Je voudrais conclure ces quelques lignes en vous disant merci, à tous, pour ce que vous m'avez apporté. Et je peux vous assurer que ce ne sont pas là de simples paroles, mais l'expression de ma pensée la plus profonde.

 

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