Sémira il y a longtemps

Billet publié par Liliane Schraûwen dans La Libre Belgique (septembre1998)

Antigone encore une fois

Lundi 21 septembre 1998, ou peut-être déjà mardi 22, je ne sais pas trop.

Une soirée comme beaucoup d’autres. Télé d’abord, avec le troisième épisode du Comte de Monte-Cristo, puis travail, lecture, écriture… Je bâille, fatiguée et vaguement honteuse. Depuis quelque temps, je n’ai plus vraiment d’horaire. Il m’arrive de lire ou d’écrire jusque très tard dans la nuit. Il m’arrive aussi de zapper d’une chaîne à l’autre, même quand il n’y a rien de fameux. On ne sait jamais. Le Cercle de Minuit, parfois, réserve des surprises. Ou bien je tombe sur un vieux film qui m’enchante. La RTBF 2 depuis quelque temps diffuse un programme en boucle. La Nuit : c’est ce qui est écrit dans les magazines. On ne sait pas trop ce qui se cache derrière ce nom fourre-tout. Parfois, c’est intéressant.

AdamuJe ferais mieux de me coucher. Mais l’enseignement me boude, en cette rentrée scolaire. Pas d’horaire fixe, pas d’obligations… Je me laisse aller. Je me couche quand je veux, je me lève de même. Tant pis ou tant mieux.

Me voici donc sur La Nuit ertébéennne, celle qui sépare le 21 septembre du 22. On diffuse une ancienne émission que je n’ai pas vue. Il y est question des « centres d’hébergement » qui accueillent tous ces naïfs qui ont cru trouver chez nous une terre d’asile. Bien sûr, je suis au courant, comme tout le monde. Bien sûr, je suis révoltée à l’idée que des enfants se trouvent privés d’école, de jeux, d’avenir et de soins. Enfermés derrière des barreaux. Et aussi des adultes. Des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux. Tous prisonniers, tous coupables. D’avoir eu peur, d’avoir eu envie de protéger leur vie ou celle de leurs proches. D’avoir souhaité une autre existence peut-être, d’avoir cru que c’était mieux ailleurs.

Je laisse le téléviseur allumé pendant que je range sommairement le salon, que je prépare la table du petit déjeuner. Brusquement, une voix retient mon attention. Une voix de petite fille sage qui, en anglais, explique des choses incroyables. Elle parle d’un mariage auquel elle a voulu échapper. Ses parents ont voulu la livrer à un homme de 65 ans. Il a déjà d’autres femmes, explique-t-elle. Elle ajoute qu’il en a tué une. Elle a eu peur, elle a fui. Depuis des mois, elle est enfermée dans le trop fameux Centre 127 bis. Plusieurs fois déjà, on a tenté de la rapatrier. Elle sait ce qu’il faut faire pour éviter cela. Crier, se débattre, ameuter les passagers, dans l’avion. Jusqu’à ce qu’on renonce, et qu’on la ramène derrière ses barbelés. Elle dit non, de toutes ses forces. Non au mariage imposé, non aux forces de l’ordre – et de quel ordre s’agit-il donc ? –, non à l’injustice, à la violence, au silence. Non à l’inacceptable et aux lois des hommes. Non, tout simplement. Comme Antigone.

Puis il y a son visage, sur des images d’archives. Un visage rond et presque enfantin, un visage noir. Fugitivement, je me souviens de ce beau livre de Gérard Adam qui raconte l’histoire de Marco et de la petite réfugiée Ngalula. Je revois la frimousse sur la couverture, avec toutes ses petites tresses dans tous les sens..

Cette Ngalula-ci s’appelle Sémira. Une petite fille elle aussi, vingt ans à peine, faite pour rire, pour chanter, pour danser au soleil, pour aimer. Avec toute la vie devant elle. Une petite fille volontaire et têtue, courageuse et forte, qui sait que bientôt, ils essaieront encore. Et elle se révoltera de nouveau.

Mardi 22 septembre 1998

Le journal télévisé s’ouvre sur ta voix, sur ton visage. Tu avais raison, Sémira. Ils ont recommencé. Tu t’es débattue, tu as crié. De ta voix enfantine, tu as voulu couvrir celle de la raison d’État, celle de la force, celle de la brutalité. Ils se sont mis à plusieurs pour te faire taire. Ils y sont arrivés, finalement. Ce n’était pas difficile.

Pourtant tu ne partiras pas. Tu n’épouseras pas le vieux fiancé auquel on t’avait vendue. Ni aucun autre. Antigone est morte encore une fois.

Personne ici ne te pleurera vraiment, car personne sans doute ne te connaissait ni ne t’aimait, toi que tes parents mêmes n’ont pas voulu préserver. Tu vas devenir un symbole. Sûrement, tu aurais préféré vivre encore un peu, connaître l’amour, porter des enfants, vieillir. Mais comme c’est émouvant, une petite morte de vingt ans ! Toi que nul n’a voulu entendre, tu vas en faire du bruit, maintenant…

 

 

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