Colère
Dénigrer l'écrivain
- Par Liliane Schraûwen
- Le 13/12/2014
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Lu sur Internet, sous la plume d'un ami (bien réel et non virtuel) : « Je rêve d'ouvrir un jour un livre et d'y lire à la première ligne de la première page ceci : Cher lecteur, vous avez fait un mauvais choix en achetant ce livre, ne vous fatiguez pas en essayant de l'apprécier, il ne vaut rien. D'ailleurs je me demande comment mon éditeur a pu s'intéresser à mon manuscrit, il devait être passablement éméché. Surtout n'en faites pas la publicité et ne croyez pas quiconque aurait la désobligeance de le recommander sur un réseau dit social. Voilà ce qui aiguiserait justement mon envie de le lire ! »
Je dois avouer que mon sang n'a fait qu'un tour, et que j'ai aussitôt adressé à l'auteur de ces lignes une réponse que je vous fais partager ici en la développant. Car m'enfin, selon l'expression du merveilleux Gaston… Trop is te veel comme on dit chez nous. Il y a des limites, quand même, à ce qu'un écrivain peut supporter sans sourciller. Voici donc ma réaction à l'étrange propos de mon non moins étrange ami.
Pourquoi diable voulez-vous que les malheureux auteurs déjà trop souvent ignorés par la critique, obligés pour survivre de trouver des sources de revenus bien éloignées de la littérature, se sabordent de la sorte ? À moins d'être déjà célèbres, évidemment, et d'accéder par-là à une nouvelle forme de publicité. Car à part Amélie Nothomb, personne ne pourrait insérer ces lignes en première page d'un livre, pour la simple raison que l'éditeur (qui n'est ni fou ni suicidaire) les refuserait. Ou, plus vraisemblablement ne publierait pas, ledit manuscrit.
Écrire, composer de la musique, peindre, que sais-je, c'est toujours dans l'optique de communiquer, c'est-à-dire d'être lu, écouté, regardé. Sans quoi on laisse dormir ses textes dans un tiroir sans jamais les proposer à l'édition. L'artiste qui présente ses œuvres au public doit être le premier à croire en leur valeur et leurs qualités… sinon le seul. Et si je veux être lue (et donc, accessoirement, achetée), il faut que mes textes aient un minimum de notoriété. Par conséquent, voici au contraire ce que j'insèrerais volontiers, quant à moi, en première page de mes livres, paraphrasant ainsi l'ami cité plus haut : « Cher lecteur, achetez mon dernier livre, achetez mes autres œuvres, lisez-les, et jugez-les en connaissance de cause. Si vous les aimez, faites les connaître autour de vous ». À ce propos, je profite de l'occasion pour vous renvoyer à mes dernières publications ainsi qu'à la prochaine (en février 2015 : « Ailleurs » chez MEO éditions).
Avez-vous la plus petite idée du temps, du travail, de l'énergie, de la passion, de la somme de difficultés (je n'ose pas écrire « de souffrances ») qu'il a fallu pour donner naissance à un livre ou à toute autre forme de production artistique ? Et vous voudriez que le pauvre type qui a ainsi sué sang et eau pendant des mois ou des années se dénigre ensuite lui-même ? Oui, je sais, les artistes sont souvent un peu fous quand ils ne sont pas tout simplement « maudits », mais quand même… pas à ce point ! Si vous n'aimez pas lire, n'achetez pas de livres (sauf sans doute celui de Valérie Machin) ; si vous n'aimez pas la musique, n'en écoutez pas. Tant pis pour vous, car vous demeurerez seul au cœur d'un univers égocentré, stérile et prodigieusement limité. C'est votre droit, bien sûr, mais cessez de railler, d'éreinter, de mépriser, d'assassiner les malheureux auteurs. Ce n'est pas parce que vous-mêmes êtes dénués de la moindre créativité ou de la plus infime originalité, ce n'est pas parce que vous manquez cruellement d'imagination ou parce que vous êtes incapable de fournir l'effort nécessaire à produire ne serait-ce que l'ébauche d'un projet vaguement artistique, que vous devez vous consoler dans le mépris de ceux qui, au contraire, ne peuvent vivre qu'en créant « même peu même mal » comme le chantait Brel. L'artiste, même s'il ne s'agit que d'un tout petit artiste, que d'un modeste artisan (et c'est déjà beaucoup), voire d'un mauvais artiste (encore faudrait-il définir le mot « artiste » et l'expression « mauvais artiste ») s'adresse au public. Or, qui dit public dit publicité, celle-ci consistant précisément à rendre public ne qui ne l'est pas (ou pas encore). Et la publicité, aujourd'hui, passe par les réseaux sociaux. Est-ce un bien, est-ce un mal ? C'est ainsi, voilà tout. Et dites-moi, est-il plus honorable pour un écrivain d'aller parader sur les plateaux des talk-shows (en français dans le texte), d'accepter que son éditeur dépense des fortunes en placards publicitaires insérés dans journaux et magazines, de s'inventer pour les médias une vie rêvée qui n'a rien à voir avec la réalité ? Il me semble, quant à moi, que les réseaux sociaux et les blogs ont du moins cet avantage de donner la parole aux « vraies gens », à ceux qui ont aimé ou détesté telle ou telle œuvre, et qui partagent leurs coups de cœur ou leurs dégoûts avec la masse de leurs virtuels « amis », sincèrement, maladroitement peut-être, et l'on peut ne pas être d'accord avec ce qu'ils écrivent ou avec leur manière de l'écrire. Mais ce qu'ils expriment, ce n'est pas une admiration feinte et rémunérée ni un mépris mercenaire. Ils n'appartiennent pas au sérail, ils ne sont pas payés pour briller aux dépens de l'auteur qu'ils encenseront ou incendieront dans les pages littéraires de journaux qui, le plus souvent, ne font que se plagier mutuellement, affichant les mêmes enthousiasmes et les mêmes aversions pour les mêmes bouquins « qu'il faut avoir lus ». Ils ont découvert une œuvre, et ils ont envie de faire connaître leur point de vue sur cette œuvre, de le partager avec un maximum de gens. S'ils ont détesté le livre ou le film concernés, ils le diront, et ceux qui les liront, sans doute, renonceront à juger eux-mêmes ce livre ou ce film. Mais s'ils les ont aimés au contraire, leurs « amis » de face book et d'ailleurs le sauront aussi et, peut-être, feront circuler l'information. Dans les deux cas, un créateur se sera fait connaître, en bien ou en mal, sans le truchement du système ni des décideurs et prescripteurs institutionnels. Ces gens-là, ils sont le public, le vrai public. Et ça, c'est plutôt bien.
Je me réjouis, quant à moi, de ne pas être obligée d'aller manger des fruits pourris sur un plateau de télévision, de ne pas devoir fondre en larmes devant un quelconque Ardisson, de ne pas être contrainte à faire le clown, tout cela pour que les titres de mes livres aient une petite chance d'être connus d'éventuels lecteurs. Je me réjouis de pouvoir moi-même, sans intermédiaire, faire savoir que j'existe, que j'écris, que tel de mes manuscrits vient d'être édité, que je serai en signature à tel endroit… Parfois d'ailleurs, la boucle est bouclée, et les médias traditionnels qui s'informent, eux aussi, sur les réseaux sociaux, réagissent à leur tour… Ainsi s'élargit le public, ce qui revient à dire que je puis toucher plus de personnes. Ma solitude se défait doucement…
Je vous le dis, à vous qui aimez la littérature comme à tous les médiocres qui jugent de bon ton de la critiquer : cessez de croire qu'il suffit de s'attaquer à un artiste pour acquérir un peu de pouvoir. Car ces créateurs que vous aimez tant mépriser, ce sont vos rêves qu'ils expriment, vos joies, vos tourments, donnant du sens à vos errances. Quand vous les attaquez, c'est à vous-mêmes que vous vous en prenez. Quand vous les blessez, c'est votre propre sang que vous faites couler et vos propres larmes Et ne l'oubliez pas : un monde sans livres et sans lecteurs, c'est le retour à la barbarie. Ce n'est pas un hasard si tyrans et ayatollahs, inquisiteurs et dictateurs de toute espèce, de Hitler à Ceausescu en passant par bien d'autres, ont toujours commencé par interdire et brûler les « mauvais » livres et même, quelquefois, leurs auteurs.
Lettre ouverte à Monsieur l'Officier du Ministère public de Lille
- Par Liliane Schraûwen
- Le 18/12/2012
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Écrivain, j’ai été invitée à Lille samedi dernier, le 15 décembre, à l’occasion des Escales Hivernales et littéraires.
J’ai, semble-t-il, mal garé mon véhicule en une ville séduisante, brillamment illuminée par les soins du génial (et belge) François Schuiten, et peuplée ce jour-là de toutes sortes de promeneurs, de touristes et de manifestants appartenant à la race des « flamands (ou flamants) roses » si je m’en réfère aux calicots qu’ils brandissaient. Oui, jolie cité que Lille, mais tristement dénuée de toute possibilité de parking, en tout cas pour un visiteur étranger.
J’ai donc trouvé sur mon pare-brise, au moment de reprendre la route, un sympathique billet doux m’invitant à m’acquitter du modeste montant de 35 euros, correspondant à ce qui est défini comme « l’amende forfaitaire » pour « interdit matérialisé ». J’avoue que, même si je suis une professionnelle de l’écriture, il m’a fallu quelque temps pour traduire ce message dans un dialecte accessible au commun des mortels. Ainsi ai-je découvert que les 35 euros réclamés se transformeraient en 75 euros en cas de non-paiement dans les 45 jours. Bigre ! ai-je pensé, ils n’y vont pas de main morte, nos sympathiques voisins.
Je suis arrivée, finalement, à comprendre l’essentiel du sibyllin message, car il ne faut jamais désespérer de l’intelligence humaine ni de l’intuition d’un artiste, fussent-ils belges. Quoi qu’il en soit, au vu du montant des amendes hexagonales, je comprends mieux l’exil du grand (et gros) Gégé et sa fuite vers nos cieux belges et accueillants.
Mais foin de ces considérations économique-artistico-philosophiques. Pour rester pragmatique, je vous dirai que, malgré mon mécontentement, je suis toute disposée à payer. Car on peut aimer l’art et n’avoir aucune tendance à l’anarchie, et tous les écrivains ne sont pas maudits. J’ai donc retourné dans tous les sens la « carte de paiement » délicatement coincée sous mes essuie-glaces, cherchant – en vain – un quelconque numéro de compte sur lequel effectuer le versement réclamé. Rien. Tout au plus ai-je pu lire qu’il me faut « payer par chèque ou coller à cet emplacement la partie à envoyer du timbre-amende ».
Ainsi donc, ai-je songé, les Français en sont toujours à l’ère du chèque, disparu depuis quelque vingt ans des usages de notre petit Royaume. Quant à « la partie à envoyer du timbre-amende », comment diable une voyageuse non hexagonale pourrait-elle l’avoir en sa possession ?
Heureusement pour moi et pour les caisses de l’État français qui ont bien besoin de mes 35 euros d’écrivain sous-alimenté et sous-payé, certains de mes proches vivent en France (les malheureux !). Me voici donc contrainte de leur envoyer par courrier postal la fameuse « carte de paiement » accompagnée de 35 euros en jolis billets tout neufs, à charge pour eux d’utiliser le chèque ou le timbre ou le je-ne-sais-quoi qui ont cours dans cet étrange pays.
Tout cela cependant a suscité chez moi quelques intéressantes réflexions sur l’accueil fait aux étrangers en terre de France. J’ai aussi compris que, si Obélix est en passe de devenir belge, il y a longtemps, selon toute apparence, que Kafka est français.
Frédéric Deborsu et Jean-Yves Hayez
- Par Liliane Schraûwen
- Le 13/12/2012
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J’ai reçu, comme beaucoup d’autres, la « lettre ouverte » de Jean-Yves Hayez, lettre dont Le Soir s’est également fait l’écho, et que l’on peut trouver aussi sur plusieurs sites Internet.
Au premier abord, j’ai décidé de ne pas la lire, n’ayant guère de temps à perdre en réactions au livre concerné. Les médias, d’ailleurs, nous ont largement documentés sur le contenu de cet ouvrage et sur les réactions qu’il suscitait, à croire que rien de plus important de par le monde ne vaut qu’on s’y intéresse. Il me semble pourtant que le Kivu, que la Syrie, que l’Egypte, que la Corée, que la crise économique, que le chômage, que …
Mais ne nous attardons pas sur l’échelle des valeurs qui préside aux choix de nos journaleux et de leur public. Rien de nouveau sous le soleil. Au Vème siècle avant Jésus-Christ, déjà, Athènes n’attachait-elle pas autant d’importance à la queue du chien d’Alcibiade qu’à la guerre qui ravageait le Péloponnèse ?
Par curiosité sans doute, par amitié aussi pour la personne qui me l’a envoyé, j’ai cependant fini par ouvrir et lire ce texte, et cela même si j’avoue que les heurs et malheurs de notre famille royale, que les frasques sentimentales ou sexuelles de ses représentants présents et passés, que les amours ou désamours qui président à leurs unions ne me passionnent guère. Pas plus d’ailleurs que la bigamie de feu le président Mitterrand, que le goût de Bill Clinton pour quelque jolie stagiaire ou que l’orientation sexuelle des grands de ce monde et autres « people ». Quant aux enfants de notre Flupke national, je ne me fais pas trop de soucis pour eux, leurs parents ayant largement, pour les aider à dépasser leurs éventuels traumatismes, de quoi payer les plus grands thérapeutes (et je ne leur recommanderais pas pour cela certain professeur bavard et prolixe). Ce qui n’est pas le cas pour tous les mioches victimes de présumés « experts » dont l’incompétence quelquefois a détruit la vie. Le souci exprimé par Jean-Yves Hayez et la cosignataire de sa lettre de « respecter mieux, encore et encore, tous les enfants de notre communauté, par exemple en faisant attention de (sic) ne pas blesser inutilement leurs sentiments profonds », pour noble et généreux qu’il soit, a en effet de quoi faire rire – ou pleurer… Croyez-moi, je sais de quoi je parle.
Quant aux traumatismes princiers tels que décrits par monsieur Hayez, je n’y crois guère. Car enfin, si un enfant vit chaque jour l’amour de ses parents et peut le sentir, le voir, l’éprouver, il me semble qu’on peut sans trop de risque lui raconter n’importe quoi sur la façon dont il a été conçu. J’ajoute, pour faire bonne mesure, que des milliers de petits Belges et des millions sinon des milliards d’autres enfants ont à souffrir de traumatismes bien plus graves que ceux auxquels s’intéresse l’inénarrable Jean-Yves Hayez en une langue et avec une orthographe et une syntaxe qui, en outre, me paraissent aussi approximatives que problématiques. Pour la sécurité de ses patients, on peut donc espérer (sans trop d’illusions) que l’enseignement qu’il a reçu à Louvain a laissé dans sa mémoire plus de traces en ce qui concerne les matières scientifiques qu’en ce qui touche à celles ayant un rapport avec la langue française.
Mais, bien sûr, il est parfaitement inutile, médiatiquement parlant, de s’intéresser au sort de mômes dont les parents ne sont « que » des immigrés clandestins, des quart-mondistes, des hommes violents ou des femmes violentées…, pas plus qu’aux enfants abusés, maltraités, abandonnés, kidnappés, harcelés… Leurs traumatismes, pourtant, me semblent plus terrifiants que ceux de nos blonds petits princes.
J’ajoute enfin que ce monsieur qui, comme trop souvent, s’intéresse à ce qui ne le concerne en rien, me paraît relativement mal placé pour donner des leçons de morale à qui que ce soit. Son souci des enfants, fussent-ils royaux, lui a souvent assuré une présence récurrente sur les plateaux de télévision. Tant mieux pour lui. Quant au bien-être psychologique et à la protection des enfants en question, ceux-là mêmes dont il s’autoproclame le défenseur, c’est peut-être une autre histoire.
Je précise, pour en terminer, que tout ceci ne signifie aucunement que j’adhère à la démarche de Frédéric de Borsu. Je ne lirai pas son livre, qui ne m’intéresse pas. Remuer la boue, réelle ou imaginaire, me paraît être une démarche tout à fait répugnante, nous en sommes bien d’accord.
Mais il me semble que les signataires de cette lettre ouverte, ainsi que ceux qui la diffusent, pourraient trouver sans difficulté à utiliser plus utilement leur temps et leur énergie. D’autant que je ne me leurre pas davantage sur les motivations de Jean-Yves Hayez que sur celles de Frédéric de Borsu, tant il est vrai que la notoriété pour l’un et l’argent pour l’autre sont peut-être la clef de leurs actions respectives.
À tous les deux, d’ailleurs, j’ai surtout envie de répondre ceci : « Mêlez-vous donc de ce qui vous regarde, messieurs, et commencez par balayer devant votre propre (si j’ose dire) porte. Et cessez de nous importuner ».
Cherchez l'erreur
- Par Liliane Schraûwen
- Le 05/07/2012
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Laurent Fabius a le même âge que moi. En réalité, il est mon aîné de trois mois ; cela ne l’empêche pas de se trouver désigné comme ministre des Affaires étrangères du tout nouveau gouvernement Hollande.
J’ai le même âge que Laurent Fabius. En réalité, je suis sa cadette de trois mois. Cela ne m’a pas empêchée de me trouver mise au rebut à la date de mon fatidique 65ème anniversaire. Plus bonne à rien, pas même à signer le moindre procès-verbal d’examen oral.
Cherchez l’erreur.
La Bruyère pas mort
- Par Liliane Schraûwen
- Le 12/02/2012
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Mes "anciens" tout neufs – mes derniers "anciens" – ont organisé aujourd'hui un repas chez l'une d'entre eux, auquel ils m'ont invitée. La plupart étaient là. WT bien sûr, puisque cela se passait chez elle. JL, DV, FC, AW, BV, SAINT, LC, MM, QK, YM, NJ, ND. Certains n'avaient pas été conviés (!!!), d'autres n'avaient pas pu venir.
J'ai été heureuse et émue de les retrouver. Mon Dieu, que ce métier me manque! Le nevermore de Baudelaire, quelle horreur et quelle tristesse. J'ai tellement aimé le contact avec ce genre d'étudiants, et j'ai eu tant de plaisir à leur faire découvrir et partager la littérature, la philo… Personne, je pense, ne peut imaginer le déchirement que cela représente que de devoir arrêter, brutalement, pour cause de date de péremption. On vous jette comme on jette un pot de yoghourt moisi, un bout de fromage ranci. Il y a là une violente cruauté. Et ce n'est pas l'indifférence et la muflerie de certains collègues ou de l'un ou l'autre petit tyran bouffi de suffisance et drapé dans la pseudodignité de sa fonction qui adoucissent le départ. Le croiriez-vous? Pas un au revoir, pas même la traditionnelle carte signée par une communauté scolaire qui s'en fiche mais qui du moins ferait semblant, par souci des convenances sinon par générosité. Pas la plus petite trace de compassion ou d'humanité chez ces gens qui depuis, à ce qu'on me dit, se réjouissent ouvertement de ma définitive absence. Forcément: Plus personne pour leur tenir tête, ce doit être reposant. Plus personne pour se soucier réellement des étudiants, de leurs vrais problèmes, de leur vie en somme. Et vas-y que je pontifie et fulmine, et que j'impose mes vues (si courtes faut-il le préciser) sans concertation et sans la moindre empathie : le voile islamique, dorénavant, sera interdit. Na! C'est moi le Chef, j'ai parlé. Un peu stalinien, le grand sachem, comme toujours.
Il y a de nombreuses années, la directrice de l'époque, madame D, avait voulu, déjà, prendre la même décision. Je l'avais menacée de démissionner, et les choses n'ont pas été plus loin. Non pas que je sois favorable à ce que les femmes cachent leur chevelure, bien sûr. Pour dire le vrai, je trouve cette pratique choquante. Mais je suis favorable, par contre, à la liberté, et notamment à la liberté de se vêtir comme on en a envie. Si "l'enseignement de promotion sociale" n'admet plus ces jeunes filles ou ces femmes, que fait-il d'autre que leur refuser l'accès à l'un des seuls lieux de réflexion et d'émancipation qui leur sont ouverts? Sous prétexte d'un prétendu féminisme professé – bien sûr – par le prototype même du mâle dominant, on les rejette dans l'exclusion. Restez donc chez vous, mesdames. Nous qui plaçons au-dessus de tout – en paroles du moins – votre liberté et votre dignité, nous qui prétendons que votre voile vous est imposé dans tous les cas par l'obscurantisme et la brutalité d'un père ou d'un mari, eh bien, nous vous renvoyons chez ce père ou ce mari, entre les quatre murs de la maison où nous nous plaisons à vous imaginer cloîtrées, enfermées, asservies. "Nous sommes dans une école gérée par les Femmes Prévoyantes socialistes" s'exclame le gros poussah, "nous sommes donc essentiellement féministes". Ce serait rigolo si ce n'était si triste. Car bien sûr, le féminisme masculin (bel oxymore, n'est-ce-pas?) consiste d'abord et avant tout à empêcher les femmes de juger par elles-mêmes, de décider par elles-mêmes, de choisir par elles-mêmes costume et coutumes, toutes religions ou mécréances confondues.
Garçons ou filles peuvent bien se déguiser en rappeurs ou skateurs, se présenter à l'école en short ou le nombril à l'air, arborer piercings étranges et tatouages bizarres, oublier de se laver (j'en ai connu), fumer des joints gros comme des maisons sur l'escalier, devant l'école, qu'importe? Que les filles montrent leurs cuisses et leurs seins, mon Dieu, pourquoi pas? Il se trouve certainement l'un ou l'autre collègue plus ou moins pervers pour trouver cela tout à fait plaisant. Mais qu'elles portent le voile, alors là, non! Trop, c'est trop, pas vrai? Te veel is te veel comme on dit chez nous.
Tout ce que mes anciens me racontent n'arrange guère mon humeur, faut-il le dire, et n'adoucit pas la tristesse de mon départ. Et je n'ose imaginer les séances de TFE en juin et en septembre, les "moi qui sais tout, je vais vous expliquer…", les "je vais tenir le crachoir afin d'éblouir les foules, et tant pis pour le temps de parole du malheureux récipiendaire"…
Connaissez-vous le fameux Giton de La Bruyère? Il n'est pas mort, je puis vous l'assurer pour l'avoir longtemps fréquenté et pour entendre encore parler de lui, hélas. Laissez-moi vous le présenter, certains vont le reconnaître.
Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance; il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit. Il déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit (…). Il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de marcher, et l'on marche; tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole: on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler; on est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer dans le fauteuil, croiser les jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser le chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps, il se croit des talents et de l'esprit.".
Pauvres "petits lapins" livrés à tant de fatuité… Je me sens remplie d'un mélange de tristesse et de colère quand j'entends ce qu'on me raconte. Difficile, de se sentir impuissante, plus difficile encore d'accepter de "décrocher", de se dire qu'on n'est plus concernée, qu'on n'a plus rien à voir avec tout cela, et que de toute façon ma "dernière classe" pour parodier Daudet sera en effet la dernière dont j'aurai à connaître, même de loin, les aventures et mésaventures. D'autres groupes suivront, aussi longtemps du moins que se maintiendra l'école, qui traverseront les mêmes difficultés, seront confrontés aux mêmes crises d'autorité, devront se soumettre à de nouvelles règles aussi abusives que dénuées de sens, et je ne le saurai pas. Out, ma bonne dame. "L'Orage est passé" comme le proclame ce cher Giton. L'Orage, c'est moi.
Quoi qu'il en soit, j'ai eu de la chance de terminer ma carrière avec ce groupe-ci. J’ai tissé avec bien des classes qui les ont précédés des rapports d'affection, de sympathie, de respect réciproque (mais pas avec toutes, je dois l'avouer). Mais ceux-ci, c'est particulier. Peut-être parce que je savais qu'ils seraient les derniers. Mais même sans cela, c'est une H2 particulièrement sympathique et attachante… dans l'ensemble et à quelques exceptions près, mais il existe toujours et partout l'un ou l'autre mouton noir, hélas. Je riais avec eux, tout à l'heure, je les retrouvais dans un autre contexte, mais tellement pareils à eux-mêmes, à peine un peu plus libres dans leur manière de se comporter, et je me disais que je les aimais, vraiment. J'ai aimé beaucoup de mes étudiants, tout au long de ces années, et ceux-ci sont les derniers. Sont-ils plus attachants, plus sympathiques que tous ceux qui les ont précédés? C'est en tout cas d'eux que je me souviendrai tant qu'Alzheimer me laissera quelques neurones en état de fonctionnement.